Ecrivain à succès de chez Gallimard, Docteur en littérature française, chercheur associé à l’Université Paul Valéry de Montpellier 3 et professeur à l’université Général Lansana Conté Sonfonia de Conakry, Docteur Honoris Causa de l’Université Mahatma Gandhi de Conakry, Administrateur de la Chaire des littératures et arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc à Rabat et Chroniqueur littéraire au Courrier de Genève, ce travailleur infatigable qui voue l’essentiel de sa vie à la promotion de la culture comme moteur du développement, a bien voulu répondre à nos questions juste après la table ronde autour du « Riche horizon du roman camerounais » organisée au musée du Quai Branly, à Paris. Lisez plutôt…
Vous avez participé, samedi 18 juin, à la salle de lecture Jacques Kerchache de la Médiathèque du musée du Quai Branly, à Paris, à la table ronde autour du « Riche horizon du roman camerounais », en compagnie de Kidi Bebey, Hemley Boum, Romuald Fonkoua, Augustine et par vidéo interposée, Max Lobé. En quoi peut-on dire qu’il existe un roman camerounais ?
Il existe par ses créations, par ses créateurs et par la longue chaîne qui les unit à un lieu, un mystère, une langue au-dessus des langues. Il existe parce que je l’ai lu, vu et approuvé ! Il existe par son génie propre qui appartient à longue trace laissée par l’histoire collective et portée par la transmission orale ou écrite d’une esthétique. Cette dernière est polyforme : jouteuse, chansonnière, palabreuse, ironique, métaphorique, truculente, grave, mélancolique, imprécatrice, grinçante ou facétieuse à la Bate Besong. N’oublions pas les oraisons crépusculaires qui la constituent aussi et qui convoquent, au cœur du tragique, de la tristesse et du désespoir, le pas de côté. C’est ce petit pas de côté qui relève et redresse la tête basse des vivants au moment où surgit et s’élève l’oraison funèbre. Quiconque a assisté à l’accompagnement d’un défunt au Cameroun sait que le combat entre le visible et l’invisible est un arrachement au jour comme à la nuit. C’est l’art d’être grand-mère et grand-père à la fois ! J’utilise sciemment la métaphysique ancestrale pour amalgamer en un geste la fusion des corps sociaux qui provoque l’activation et la définition de cette littérature camerounaise. En tout cas, c’est ainsi que je la connais, la conçois et la poétise. Il n’y a pas de littérature sans poétique. Prosaïquement, je dirais qu’il n’y a pas de littérature camerounaise sans beignet-haricot ! Tout camerounais, je pense même que seul le Camerounais, peut comprendre cette simple phrase.
Quelle filiation trouvez-vous entre le roman « Ngonda » de Marie-Claire Matip, « Le vieux nègre et la médaille » de Léopold Ferdinand Oyono, « Remember Um Nyobè » de Mongo Béni, qui font partie des fondateurs du roman camerounais et les générations actuelles que sont les Eugène Ebodé, Hemley Boum, Léonara Miano, Djaïli Amadou Amal, Kidi Bebey, Max Lobé, Gaston Kelman…?
Ajoutez-y les Anglophones et les écrivains en langues camerounaises… Ne nous arrêtons pas aux seules frontières francophones ! De Bernard Fonlong au dramaturge Bate Besong, il y a du monde, côté anglophone. Que dire de Imbolo Mbue ? Elle a effectué, depuis les Etats-Unis, une entrée fracassante en littérature ! L’évocation du trouble ou de l’absence me paraît être le lien entre ces écrivains. Au-dessus de cet énoncé, il y a l’horizon d’attente de tout écrivain camerounais ou non : être reçu à défaut d’être entendu. Tout est là. Certains le sont aujourd’hui, d’autres demain. Une autre catégorie est au purgatoire. Pour l’éternité, moins un jour. Le purgatoire, c’est l’enfer en littérature, quand tout lecteur vous tourne le dos ! Vous aboyez dans un silence effrayant.
Ce roman camerounais, diriez-vous qu’il est engagé, révolté (pour reprendre l’expression de Max-Lobè) ou subversif ?
Chaque texte à son carburant intérieur. Ouvrez-les sans vous préoccuper de la marque du carburant et allez-y ! Jetez, pendant ou après la lecture toutes les épithètes qui vous passent par la tête, mais lisez ! Ne nous encombrons pas le cerveau de savoir dans quel registre l’écrivain peint son monde. Entrez dans le véhicule et partez ! Romuald Fonkoua et moi, avec beaucoup d’autres, pensons que le roman camerounais se caractérise par un fait majeur qui le distingue : il est porté par une pluralité de langues : le shümom (langue créée par le sultan Njoya), le duala (l’universitaire et agent littéraire Raphaël Thierry rappelle que Joseph Ekollo publie en 1906 un ouvrage, récit d’un voyage en Allemagne intitulé « Sona miango ma mbenguè ». Deux ans plus tard le même livre sort en allemand sous le titre « Comment un homme noir voit le pays des Blancs »), le français, l’anglais mais aussi une forme de paralittérature qui se publie sous le manteau et n’hésite pas à recourir au pidgin. Nous le voyons, l’expérience camerounaise et l’extraordinaire mobilité de ses créateurs en font un territoire particulièrement attachant de l’aventure littéraire africaine. Il convient néanmoins de noter le cloisonnement qui bride l’éclat de cette littérature. C’est précisément contre le cloisonnement que l’Académie du Royaume du Maroc a décidé de lutter en créant une Chaire des littératures et des arts africains dont le décloisonnement est la mère des batailles. Ouvrir le champ apportera plus d’air, de convivialité et d’espaces de rencontres aux imaginaires africains. Nous rassemblerons alors plusieurs généraux et généreux bataillons pour déchirer le diable de la division.
Votre actualité est très chargée depuis plusieurs mois et cela ne risque pas de changer dans les semaines, mois et années à venir. Vous êtes Administrateur de la Chaire des littératures et arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc, à Rabat, et vous venez d’être nommé par décret, à titre exceptionnel, Professeur à l’Université Général Lansana Conté Sonfonia de Conakry. Que représentent ces deux charges supplémentaires à vos yeux et comment comptez-vous y prendre pour les mener à bon port?
Je vais utiliser la concentration et la mobilisation des forces tournées vers l’essentiel à transmettre. L’écoute, la recherche permanente du ton juste et de la dynamique collective seront aussi mes outils privilégiés. Les trajectoires individuelles sont intéressantes mais c’est l’action collective à enclencher qui sera le moteur de la réussite. La symbolique des nominations n’a pas échappé à votre regard aiguisé sur la scène culturelle africaine : au même moment, en effet, deux pays africains, l’un du Nord (le Maroc) et l’autre du Sud (la Guinée), m’offrent la possibilité, au plus haut niveau de jouer un rôle éducatif. Mandela disait que l’éducation était l’arme la plus puissante pour changer le monde. J’y pense souvent et l’ai écrit dans mon roman Le Balcon de Dieu (Gallimard, 2019). Au-delà de ma personne, c’est le Cameroun qui est ainsi distingué au confluent d’un unique abreuvoir : la conversation africaine érigée en œuvre d’art. Enseigner, c’est converser avec pour objectif de s’adosser à la bibliothèque universelle, et, partant, aux connaissances cumulatives produites dans l’Histoire. Humilité devant la tâche, ambition devant les devoirs à accomplir. Nous serons aux rendez-vous du donner et du recevoir pour reprendre la formule senghorienne. J’ai reçu de belles marques de confiance et j’ai maintenant beaucoup à donner aux étudiants et à l’Afrique. C’est ainsi que je perçois les choses. Mes nominations sont une énorme responsabilité et une chance dont je mesure la portée. Suis-je prêt ? Je le crois. Vais-je réussir ? J’en suis persuadé. Comment ? Par l’humilité personnelle et une farouche ambition collective. Hier, (le 18 juin 2022 ndlr), j’ai été très heureux de me retrouver précisément au milieu d’auteurs et d’intellectuels camerounais pour parler de la richesse de la littérature camerounaise. Pas seulement. Il faut se préserver de tout isolement, même splendide. Mon propos liminaire parodiant de Gaulle au Musée du Quai Branly, en cette date symbolique du 18 juin, exigeait la vision panoramique pour inscrire l’action dans un champ large, harmonieux, confraternel. On pourrait penser que j’avais tout préparé, mais non. J’ai improvisé une adresse au peuple des lecteurs pour lui dire que tout n’est jamais foudroyé par une mécanique ennemie, car tout doit reprendre par une autre fabuleuse mécanique : la multiplicité des imaginaires africains vue comme un formidable atout. En réalité, je me prépare depuis longtemps et je n’ai pas de soucis de posture. Je dis ce que je pense et pense ce que je dis. Résultat, ce qui me mobilise, par-delà les affreusetés de l’histoire, ce sont les pansements à proposer et les ruminations majestueuses à produire pour inscrire le vivant africain dans une géographie et une histoire plus enthousiasmantes. Je suis immensément reconnaissant au Cameroun natal, à la Guinée et au Maroc. Un autre élément est à souligner : une Monarchie et une République m’offrent une tribune pour explorer des axes nouveaux permettant aux littératures africaines de sortir des cadres obsolètes où ils étaient compartimentés. Je rassure l’observateur, ces nominations sont une coïncidence heureuse et rien d’autre. Au centre d’une telle coïncidence, il ne faut pas se prendre pour Jupiter, il faut écouter le Hogon ! En clair, je tourne aussi mes regards vers la cosmogonie Dogon, car Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc a eu la bonne idée de baptiser du nom de Togouna, l’Espace dans lequel se produiront les activités artistiques de la Chaire des littératures et des arts africains à Rabat. C’est fantastique ! Le Maroc montre l’exemple que la cosmogonie Dogon est un héritage qui parle à tous les Africains ! Le Secrétaire perpétuel, le professeur Abdeljalil Lahjomri, montre ainsi, en puisant dans l’héritage dogon une inspiration combien de trésors sont à revisiter en Afrique. J’entends m’en inspirer, car je tiens le professeur Abdeljalil Lahjomri pour un érudit, un guide spirituel. Il s’offusquerait de lire ce que j’exprime ici, mais nous avons là un homme qui vit et respire l’Afrique comme un enchantement permanent. Tout lecteur de son essai « Le Maroc des heures françaises », considérera avec moi que c’est un livre important, que l’Afrique dispose-là du « Livre des guérisons ». Nos hématomes et nos fractures sont d’abord psychiques. Fanon l’avait dit. Le professeur Lahjomri le redit et décrit, à travers l’imagerie colonialiste sur l’Afrique, les pièges de la haine de soi et du continent. Les projections de ce regard biaisé sur l’Afrique et sur les Africains déforment hommes et États, rapetissent perspectives et opacifient les redimensionnements anthropologiques. Bref, lire cet érudit, c’est comprendre combien de Apulée à l’émir Abdelkader, de Ibn Kaldun à Ibn Battuta, d’Aboubakari II au sultan Ibrahim Njoya, la pensée africaine est un voyage osé, indispensable et pour lequel les Africains n’ont pas encore pris le ticket pour l’entreprendre. Eh bien, avec des amis comme Sansy Kaba Diakité, Ibrahima Ali, Karim Chikh, Manal Cherki, Amadou Elimane Kane, Zulu Mbaye, Tayeb Arab, Laila Benhalima, Khalid Ghazali et d’autres, nous pensons qu’il nous faut nous retrousser les manches pour inviter l’Afrique à accomplir le voyage à l’intérieur de ses prodigieux atouts, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest de sa fantastique géographie. N’oublions jamais les îles de l’Océan indien et le continent diasporique qui est une excroissance de l’Afrique par la déploration ; mais cette dernière sera transmuée en « Afronation », quand nous passerons de la déploration à la revitalisation par la conversation. Disons donc tout de suite, que « Afronation » n’est qu’une expression, un néologisme pour fraterniser, et non pour hégémoniser la perspective panafricaine.
Vous avez coordonné l’ouvrage collectif « Rabat capitale africaine de la culture et du monde islamique-2022 », qui a été officiellement présenté lors du 27è SIEL, le 10 juin dernier, dans la capitale du royaume chérifien. Ouvrage préfacé par le ministre de la Jeunesse, Culture et Communication du Maroc, Mohamed Mehdi Bensaïd. Comment est née l’idée du projet et qu’elle est l’ambition de cette production qui a réuni 31contributeurs de 16 pays d’Afrique, la Palestine et la Jordanie?
Avec 31 contributeurs, on ne pouvait qu’avoir une seule idée : Se mettre sur son trente-un ! La littérature est aussi une fête et ce livre en est le témoignage. Il aurait pu réunir plus de Rbatis, c’est certain. Ce qui m’a été proposé a été conçu sur le modèle de l’ouvrage collectif « Qu’est-ce que l’Afrique ? » préfacé par le professeur Abdeljalil Lahjomri, codirigé par Dr Rabiaa Marhouch, un ouvrage dans lequel de grandes plumes ont apposé leurs signatures et apporté de judicieuses réflexions épistémologique, économétrique, environnementaliste, éducationnelle, culturelle, cultuelle et géostratégique : Ali Benmakhlouf, Véronique Tadjo, Jennifer Richard, Gaston-Paul Effa, Gaston Kelman, Juvénal Ngorwanubusa, Benachir Bouazza, Kebir Ammi, Nourredine Bousfiha, Jean-Claude Tchatchouang, Jean-François Zorn, Mona Azzam, Adama Sangaré etc.
Le président Senghor du Sénégal, dont vous avez visité la maison à Dakar, il y a quelques jours, disait: « Le développement sera culturel ou ne sera pas ». Pensez-vous que l’Afrique se donne les moyens de faire de la culture un moteur pour le développement ?
Sa Majesté le roi Mohammed VI n’arrête pas de le souligner et de le faire vivre ! Le poète-président Léopold Sédar Senghor a créé du 1er au 24 avril 1966 un extraordinaire festival des arts nègres et ouvert, selon le témoignage de l’excellent peintre Zulu Mbaye (j’ai eu le bonheur de visiter en sa compagnie la maison-musée de Senghor), une immense cité des arts à Dakar en lieu et place d’une garnison militaire. C’était un choix unique, politique et stratégique. Il ne signifiait pas un effacement de la force militaire, mais une projection décisive de l’art sur la scène politique comme la clef du songe et le commandement du sage. Cette cité a été démantelée un triste petit matin après le départ de Léopold Sédar Senghor de la présidence de la République du Sénégal. Chacun peut imaginer l’accablement qui fut le sien en apprenant le renvoi des artistes. Ils ont subi l’errance dix années durant avant de retrouver un village des arts digne de ce nom à Dakar. Je signale aussi que Senghor a été membre de trois académies au sein desquelles il a travaillé sans compter : l’Académie des sciences morales et politiques, l’Académie française et l’Académie du Royaume du Maroc. En 1975, je crois, il avait créé une revue portant le nom d’un poème éponyme : Éthiopiques, pour célébrer un engagement et un ancrage africains. En visitant sa maison, vous comprenez immédiatement le poème « Souffles » de Birago Diop : « Les morts ne sont pas morts », dit-il.
Pourtant nous les supplicions et les pulvérisons tous les jours par nos absences, nos manquements, nos nombrils exposés, nos rages de dents, nos foutraqueries et nos ricanements. Déchirer le diable de la division sera long. Il faut courber une prière pâle pour nous démarquer de nos irrespects, de nos aveuglements et pour que cessent nos pauvres querelles devant la belle tâche qui attend tout Africain : donner le meilleur de lui-même.
Entretien mené à Paris par Jean-Célestin Edjangué