Par Eugène EBODE
Universitaire d’origine camerounaise, écrivain à succès de chez Gallimard dont le dernier roman « Habiller le ciel », rend un hommage émouvant à sa mère partie retrouver ses ancêtres, Eugène Ebodé est également Administrateur de la Chaire des Littératures et Arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc voulue par le Secrétaire perpétuel, Abdeljalil Lahjomri, avec l’objectif de permettre à l’Afrique de décloisonner ses arts et valoriser son patrimoine culturel et historique via la recherche. Eugène Ebodé a passé une quarantaine d’années en Europe, notamment en France, avant de revenir vivre sur son continent natal. Un retour qu’il a bien voulu nous partager dans cette chronique mensuelle, le premier vendredi du mois, en co-publication Newsafrica24.fr et Quid.ma pour reconstituer la mémoire de ces 40 ans d’« exil », tout en répondant à l’appel de contribuer à l’édification des États unis d’Afrique. Le neuvième chapitre de ses mémoires, revient sur son premier voyage aux États-Unis d’Amérique, en 2002, la rencontre avec l’histoire et le duel entre Alexander Hamilton et Aaron Burr, deux faces d’une même médaille de l’Amérique du 19ᵉ siècle. Un texte abondamment riche que nous diffusons en deux temps.
Sur la route nous menant de Houston à Dallas, dans l’État du Texas, une statue, blanche, encore plus blanche et imposante dans la nuit noire, m’expulsa de mes méditations. Vava éclata de rire devant ma brusque réaction et mon air effaré qui fixait l’immense monument érigé à la gloire de…
« Sam Houston (1793-1863), A tribute to Courage, vieux frère !, me dit-il, en stoppant la voiture sur le bas-côté. Un politicien du 19e siècle, vénéré ici comme un prophète ! Il a été gouverneur du Tennessee puis président de la République du Texas. Il est mort à Huntsville, mais les fondateurs de la ville de Houston ont choisi de donner son nom à leur cité. C’était aussi un militaire. On les adore dans ce pays où la gâchette, couramment sollicitée, est l’exercice américain par excellence !
– Ne m’en parle pas ! C’est ce jeu stupide qui a arraché la vie à Hamilton (1757-1804).
– Stupide ? Vieux frère, tu y vas fort ! C’est leur identité remarquable ! N’oublie pas que les Américains viennent du meurtre et du feu. La fameuse conquête de l’Ouest s’est faite à coups de pétards hurlants sur la tronche des Indiens ! Ils ne peuvent pas arrêter de reproduire ce rite. L’odeur de la poudre est dans leur sang et leurs narines adorent la sniffer. Tiens, voici un fusil !
– Quoi ?!
– Je plaisantais. Celui-ci est en plastique. Je me promène avec, pour faire comme eux !
– Tu m’as fichu une belle trouille avec ton faux flingue.
– God bless America !
– De quel parti était ton Sam ?
– Houston ? Démocrate !
– Antiesclavagiste, donc ?
– Pas forcément. À l’époque, la fumisterie se trouvait dans tous les camps et, cela est vrai, surtout chez les démocrates ; être fumiste était le commun dénominateur dans ce sud et les démocrates s’accommodaient très bien de la ségrégation. Business is business !
– Quelle honte ! La morale…
– Qu’est-ce qu’elle vient faire ici ? Hein, vieux frère ? Le gros Sam Houston, que tu vois là avec son long bâton blanc, était lui-même propriétaire d’esclaves et abattait ce bâton-ci sur les reins de ses domestiques, qu’il considérait sûrement comme du bétail.
– La honte sur lui et les bastonneurs ! Qu’a-t-on fait du célèbre “ We the people of the United States, in Order to form a more perfect Union, establish Justice… ”, proclamant du haut de la Constitution le peuple souverain dans son entièreté ?
– Laisse ça, vieux frère. N’est-ce pas Abraham Lincoln (1809-1865), le républicain, qui a mis fin à l’esclavage ?
– Tu l’as dit.
– Aujourd’hui, chez vous en France, toi qui aimes les affaires de droit, je te pose une question : les socialistes donnent-ils le droit de vote aux immigrés aux élections locales ?
– Ils le chantent avant les élections et une fois sur le trône, ils s’endorment sur leurs promesses.
– Aha ! Tu vois, non ? À ce petit jeu, personne ne te prend plus au sérieux.
– Il y a des périodes où les clivages politiques disparaissent devant un problème qui appelle une réponse que tout le monde connaît, mais que personne ne veut établir.
– La couardise est reine en politique.
– Cela équivaut au temps des esquives, l’homme de la rue appelle ça la période des couilles molles. Elle peut durer une éternité !… »
Nous laissâmes l’affaire derrière nous, mais aussi Sam Houston, ses sourcils broussailleux, ses lourds favoris roulant en brosse sur ses tempes, et son long bâton. L’imposante statue de vingt mètres de haut me donnait des envies de crachats. Les aigreurs d’estomac vous montent soudain à la gorge et vous irritent… Je me promis de revenir, de jour, afin d’apaiser ces aigreurs-là, mais cette promesse est restée « socialiste », c’est-à-dire non tenue. Ce qu’il me pressait davantage de voir, c’était Atlanta, et précisément Auburn Avenue, la maison natale de Martin Luther King Junior (1929-1968) et le site consacré à sa mémoire. En ce temps-là, le magnanime et magnifique rêveur n’avait pas encore une statue monumentale, elle aussi blanche, à Washington, mesurant la moitié de celle de Sam Houston (ah, j’enrageai en découvrant cet écart, en 2012, un an après l’érection du mémorial de King, sur le National Mall, où le Georgien et étatsunien noir, taillé sur du granit blanc, faisait bloc avec la pierre et s’élevait non loin du Lincoln Memorial où il prononça le 28 août 1963 son fameux « I have a Dream »…). Pendant que nous roulions, je retournai en 1963 : « Je rêve qu’un jour, même en Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur à la bouche pleine des mots “opposition” et “annulation” des lois fédérales, que là même en Alabama, un jour les petits garçons noirs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme frères et sœurs. Je fais aujourd’hui un rêve ! »
Vava m’expulsa de ma douce évasion :
« Comme ça, Hamilton t’intéresse ? »
Le mot était faible. Vava ne pouvait l’imaginer. Lui, l’ingénieur aéronautique, il s’y connaissait en oiseaux de fer et possédait sur le bout des doigts l’art de la mécanique à haute précision des aéronefs civils et militaires. Il était aussi passionné de politique, mais pas autant que je l’étais du mécano institutionnel à partir duquel se pilotait l’appareil d’État, se traçaient les visions à long terme et se régulaient les disputes et les conversations publiques.
– Tu te souviens de la menace de Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) de nommer de nouveaux juges pour discipliner les sages de la Cour Suprême qui regimbaient contre le New Deal ?
– 1937 et un projet de loi rectificative du nombre de Sages. Il échoua. On se méfiait des dictateurs qui pullulaient comme des herbes folles partout dans le monde en ce temps-là…
– De la politicaillerie, vieux frère ! Sages ! Voilà un grand mot pour des hommes et des femmes qui, une fois nommés, font ce que bon leur semble. Y compris de cracher dans la gueule de celui qui les a faits !
– Eh bien, cela s’appelle l’indépendance et l’autorité du juge qui précède et garantit celle de la chose jugée.
– Du flan, vieux frère. Du flan ! Ce n’est pas vous qui parlez de revirement jurisprudentiel ? Où est la sagesse là-dedans ?
– Selon les évolutions de la société, rien ne peut, par définition, se figer. Les évolutions peuvent donc rebattre les cartes. La loi est de marbre, mais ce marbre a des souplesses que la sagesse illumine.
– La sagesse, une entourloupe, je te dis, une crèmerie qui a besoin d’être battue. Parlons de l’histoire d’Alexander Hamilton (1757-1804) contre Aaron Burr (1756-1836) !
– Ce qui m’a intéressé chez Hamilton, si tu veux que je te résume l’affaire…
– Burr et lui, une couillonnade de gens qui se détestaient, alors même qu’ils étaient dans le même parti : celui de l’ambition ! »
Vava avait à moitié raison. Aaron Burr et Hamilton étaient des ambitieux. Hamilton, partisan de l’intérêt supérieur de l’État, différait de Burr, emmuré dans l’intérêt supérieur de son état. Le premier estimait avoir réalisé son but, puisque la constitution fonctionnait et qu’il était aux commandes des finances publiques, lui, l’ancien ministre d’État chargé des finances. Deux hommes, deux tempéraments et des coups de feu entre eux réglèrent, par le duel au fusil, un différend de nature privée, émotionnelle : l’insupportabilité d’humeur. Elle explosa en forme de crime, le 12 juillet 1804, cinq mois avant le couronnement de Napoléon Bonaparte (2 décembre 1804). Trois siècles étaient passés. Je vivais malgré tout, bien douloureusement encore, le moment de ce duel. Chevaleresque, par son côté suranné, désuet par l’enjeu, tragique par le sang versé, abominable par l’aveuglement des ego.
Par Eugène EBODE