Après l’essai sur la restitution des œuvres aux Africains, il revient avec un nouveau roman, tout aussi engagé, sur les travers de la colonisation via la construction du chemin de fer Congo-Océan sous le prisme d’un des acteurs majeurs du chantier, son grand-père. Plus qu’un roman, un manifeste contre l’oubli des travers de la colonisation française en Afrique. L’auteur sera au salon du livre africain de Paris, les 17, 18 et 19 mars prochains à la Mairie du 6ᵉ arrondissement de la capitale hexagonale.

« La vie est une histoire de transmission ; nous suivons les sillons creusés au fil des temps par nos ancêtres, ceux qui ont œuvré dans le Mayombe chuchotent encore à nos oreilles, il suffit d’ouvrir les yeux pour les entendre ». Dès l’épigraphe, l’auteur dévoile ses intentions, il balise les chemins du voyage auquel il invite le lecteur.

« Poto-Poto »

En 19 chapitres, qui sont autant de stations, et quelque 283 pages, Christian Kader Keita nous transporte depuis « l’école de la mosquée », dans le quartier Poto-poto à Brazzaville, que l’Ancien Premier ministre du Congo et écrivain, Henri Lopes, a contribué à populariser dans le monde, dans son roman « Une enfant de Poto-Poto »(Prix littéraire de la Porte Dorée en 2012), jusqu’au « Terminus Deauville », ville luxueuse de la Côte fleurie en Normandie, où Poh se retrouve malgré lui à la gare, après avoir oublié de descendre à Caen où l’attendait Passi, son ancien camarade d’école à Brazzaville, devenu Premier conseiller du ministre congolais des Affaires étrangères. Poh s’en étonne presque, lui qui était resté avec l’image d’un Passé pas vraiment brillant élève. Feignant d’ignorer qu’au Congo comme ailleurs dans le monde, on peut très bien réussir sa vie professionnelle sans avoir été parmi les élèves surdoués.

« Le chantier de la mort »

Un voyage émouvant, passionnant, et très surprenant, sur fond de révélations et d’interpellations sous le prisme de « Yoro le Pêcheur », acteur de la construction du Chemin de fer Congo-Océan(CFCO), un établissement public de la République du Congo qui exploite un réseau de chemin de fer de 885 km, à l’écartement de 1 067 mm, qui s’est retrouvé sur le chantier grâce à l’amitié qu’il a liée avec Albertini, un Français de Corse. Et confirmation de ce qu’André Gide dénonçait déjà André Gide, dans son ouvrage « Voyage au Congo ». La ligne, permettant de relier les territoires situés à l’intérieur de l’Afrique équatoriale française(AEF) avec l’Océan atlantique, fut l’œuvre de la Société de construction des Batignolles, dès 1921 et inaugurée le 10 juillet 1934, soit 13 ans de travaux, elle fut un  » effroyable consommateur de vies humaines « . Yoro, chef de chantier, raconte : « Certains mourraient de fatigue sous les fouets, accompagnés d’injures crachées par des capitas, d’autres d’épuisement et de faim, car ils ne mangeaient qu’une seule fois dans la journée, durant la pause de treize heures. Très vite, l’hécatombe promise devenait une réalité, les hommes tombaient comme des mouches, et plus personne ne se préoccupait du comptage macabre. Ce tableau peint de sang et de sueur sur un fond verdâtre, ce spectacle multicolore, devenait notre quotidien ».

« Dans l’enfer du Mayombe »

Ses souvenirs, probablement le plus douloureux, le chef du chantier du chemin de fer Congo-Océan les situent dans le Mayombe. Cette chaîne de basses montagnes de 930 mètres d’altitude, s’étirant de l’embouchure du Congo au sud, jusqu’à la rivière Kouilou-Niari au nord, sur les territoires de la République démocratique du Congo, l’enclave angolaise de Cabinda, la République du Congo et du Gabon était, à ses yeux, tout sauf un espace de repos. Mais pouvait-il, en être autrement ? « Dans cet enfer, nous formions une bonne équipe, mais attention, nous n’étions pas une famille pour autant. Les blancs ? C’était chacun pour soi, tout pour la métropole. Les ouvriers africains ? Il ne fallait surtout pas s’attacher à aucun d’eux par crainte de souffrir, leur longévité potentielle était celle d’une mante religieuse mâle après un accouplement. Il fallait durcir son cœur, ce que les yeux voyaient, le cœur ne devait pas le savoir.(…) Au fur et à mesure qu’ils creusaient dans la Mayombe, ces Zombies se rapprochaient centimètre après centimètre de leurs propres tombes.(…) Malheureusement, c’était ça, le chantier du chemin de fer Congo-Océan !(…) Nous étions en réalité dans une prison à ciel ouvert ! C’était le Mayombe ! Le cœur du Mayombe ! ».

Aujourd’hui encore, même si le chemin de fer CFCO a contribué à améliorer partiellement le trajet du Mayombe, le milieu bioclimatique de cette moyenne montagne tropicale reste hostile.

Dans « Yoro le pêcheur », Christian Kader Keita soulève plusieurs questions. La colonisation et sa perversité, l’exploitation du Chemin de fer Congo-Océan au profit du libéralisme capitaliste, dans des conditions inhumaines, au prix d’environ 20.000 morts. L’exploitation de la Mayombe, la défiguration du milieu naturel avec les conséquences sur le réchauffement climatique. La transmission de l’histoire et donc le devoir de mémoire. Mais aussi, la célébration de l’amitié entre Albertini et Yoro, entre un Français et un Africain, unis dans un même but, celui de construire le CFCO. En cela, Christian Kader Keita reste un auteur engagé qui fait remonter à la surface des incongruités enfouies dans les abysses, afin que les torts soient réparés pour favoriser le mieux-vivre ensemble.

Par Jean-Célestin Edjangué

*Yoro le pêcheur, Christian Kader Keita, 283 pages, éditions Sydney-Laurent, janvier 2023, 20,90 euros.

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