Par Eugène EBODÉ

Administrateur de la Chaire des Littératures et Arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc, voulue par le Secrétaire perpétuel, Abdeljalil Lahjomri, qui a célébré la première année de son fonctionnement avec un colloque international sur « l’Esthétique africaine », début juillet 2023, universitaire camerounais et écrivain à succès de chez Gallimard, Eugène Ebodé a passé une quarantaine d’années en Europe, notamment en France, avant de revenir vivre sur son continent natal. Un retour qu’il a bien voulu nous partager dans cette chronique mensuelle, en copublication Newsafrica24.fr et Quid.ma pour reconstituer la mémoire de ces 40 ans d’« exil », tout en manifestant sa volonté d’apporter sa pierre à l’édification des États unis d’Afrique. Le dixième chapitre de ses mémoires, revient sur sa découverte de la Suède, en 2007, à la faveur des « Rencontres sur la Francophonie ».

J’ai découvert la Suède en 2007. Le printemps sortait de l’hiver, répandant partout ses grands et larges sourires de lumière. Ils nous pressaient d’alléger le poids des vêtements qui nous engourdissaient sous les frimas d’hiver. Ranger les longs manteaux, les écharpes, les moufles et autres lourds blousons est une opération qui m’a toujours séduit quand vient le moment de quitter les atmosphères renfrognées, pâteuses et laiteuses de l’hiver. Stockholm m’attendait. Je gagnai l’aéroport plus tôt que je ne l’eusse fait s’il s’était agi d’une autre destination. Je me revois dans l’avion, le nez collé à l’un de ces hublots où j’aime tant adosser ma tête aussitôt que j’entre dans le ventre de tout oiseau métallique. Le hublot m’a toujours paru, quand on quitte la terre, je ne saurai dire pourquoi, semblable à l’œil translucide et rassurant du destin. Loin du hublot, je ne suis jamais à mon aise dans un aéronef. Près de lui, le monde peut s’effondrer, l’avion lui-même peut être ballotté par des vents furieux, subir ces trous d’air désagréables qui jettent généralement un grand froid dans la carlingue et font tambouriner certains cœurs inquiets ou donner l’impression que des organes remontent au rebord des lèvres, je n’ai jamais été gagné par l’angoisse. Un passager me confia ce qu’il avait ressenti alors que nous venions de traverser un épisode cyclonique qui avait hérissé ses longs poils roux : « La langue vous colle si fort au palais que vous ne pouvez même pas crier ! On a le ventre si noué et les genoux qui jouent des castagnettes. Les yeux ? Mon Dieu, j’ai cru que les miens allaient sortir des orbites et j’ai senti monter en soi un sentiment, un si violent amour de la vie, certainement élevé en proportion de la peur énorme que j’ai ressentie de la perdre. Mais c’est idiot ce que je vais vous dire. Oh, ces affreux soubresauts ! Vous ne m’en voudrez pas de vous avouer ce qui m’est passé par la tête ?

– Non, mon bon Monsieur.

– C’est vraiment idiot, j’ai toujours eu peur du noir et un peu des Noirs. Mais vous m’aviez l’air tellement tranquille. Vous étiez ailleurs et moi, en décomposition. Comment dire, que ressentiez-vous ?

– Une furieuse envie de siffloter. »

 Je ne cède jamais à aucun désarroi adossé au hublot, mon protecteur ! « C’est le voisinage de Dieu », m’a soufflé un jour un autre voyageur, moins nerveux, moins roux, moins effrayé par les Noirs, plus placide, à qui je confiais ma joie de retrouver le contact du plexiglas.

Eugène Ebodé et Djaïli Amadou Amal sur le plateau de l’Académie du Royaume du Maroc.

Ce fut à travers « l’œil divin », une dizaine de minutes après l’annonce de notre descente sur la capitale du royaume de Suède, que, le nez rivé à la glace, Stockholm s’offrit à ma vue. Des morceaux de verdure de différentes formes géométriques apparurent sur le sol voisinant avec des nappes d’eau. Le paysage qui s’offrait à moi me fit penser à un énorme gruyère aux allures golfiques. Il me sembla très vite que cet interminable parcours de golf, où l’eau semblait être un piège permanent, m’appelait. Mon enfance et le goût des courses sur des espaces gazonnés m’embrasa. Il me tarda de mettre pied à terre et de gambader à mon aise sur ce gazon-là, de m’y rouler. Je n’avais plus vingt ans, mais on a, à tout âge, des envies de course à pied ou de roulades sur le pré… Me revinrent aussi les frustrations de l’enfance, quand nous courions sur des terrains rugueux, bosselés, surtout poussiéreux, et que, parfois, l’œil fixé sur le ballon qu’une horde affamée de jeunes gens convoitaient, nous ne le voyions plus, perdu qu’il se trouvait soudain dans la forêt de jambes, rendu opaque, invisible et insaisissable par les volutes de poussière ocre soulevées par nos mouvements frénétiques. Nul ne toussait, mais nos souffles haletants laissaient échapper des suffocations auxquelles personne ne prêtait attention. Obnubilés par le ballon, nous n’entendions plus rien, les regards fourrageant le nuage de poussière, devinant plus que ne voyant où se trouvait le ballon, trop tendus par le désir de l’extirper du magma en fusion que produisait le ballet des corps se frottant, se bousculant, en un beau et innocent chahut. Quelle transe ! Quelle échappée dans la nuit des souvenirs enfouis sous le poids des ans !… L’avion bondissant sur l’asphalte s’immobilisa. Les cliquetis des ceintures desserrées annoncèrent en même temps que la voix du Commandant le message que tous les équipages adressent aux voyageurs arrivés à destination : « We hope you enjoyed your trip. We wish you a pleasant stay in Stockholm and will be happy to meet you for a next trip with our Company.… » 

Of course ! Après les formalités de police, je récupérai mon bagage, quittai la douane et fut happé par une brune aux joues rondes qui tenait une pancarte à mon nom. C’était une Suédoise, Liana, la même qui m’avait annoncé l’invitation à participer aux rencontres sur la francophonie. Elle travaillait à l’Alliance française. Sa voix, un peu sifflante, m’amidonna dans un assaut de paroles conventionnelles :

– Bienvenue en Suède ! Vous avez fait un bon voyage ? Pas fatigué ? Un café, avant d’aller à la voiture ? Tenez, Monsieur Ebodé, cette brasserie de l’aéroport sert d’excellentes glaces, si le cœur vous en dit…

Il était seize heures. Je déteste les glaces. Le café, à cette heure de l’après-midi, me déclenche toujours des fourmillements dans les mollets. Il me fallut répondre aux questions qui jaillissaient dans la bouche de ma guide en un flot que je n’arrivais pas à suivre. Auquel je ne trouvais pas de réponses. Elles ne se bousculaient pas à mes lèvres. Je les desserrai néanmoins :

– Pas de café pour moi à cette heure. Je vous remercie. Les glaces ? On verra une autre fois. Elles me donnent des crampes d’estomac.

– Une bière, alors ? Blonde, brune, blanche ?

– Non, un jus de quelque chose, si vous insistez !

– Le voyage s’est bien passé ?

– En réalité, j’ai lu Kafka et ne l’ai lâché qu’à l’atterrissage !

Le procès ?

– Non, Le château.

– Excellent. Il est mort trop tôt, ce brave homme, je veux dire, ce cher Kafka, pour recevoir le Nobel ! Savez-vous qu’il a consacré ses dernières années à apprendre l’hébreu ?

Je l’ignorais.

– Il était Juif.

J’avouai aussi ne pas l’avoir su. Dans mon Afrique natale, ces détails sur les origines particulières des écrivains que nous lisions ne nous intéressaient pas beaucoup. Par contre…

–     Le côté labyrinthique de ses écrits m’a toujours étonné…

– Il tient en partie à l’influence de la kabbale, cher Eugène.

– Très intéressant, ce que vous m’apprenez-là, Madame…

— Liana !

– Finalement, Liana, si cela ne vous gêne pas, point de café ni de jus de fruit, je préfère aller à mon hôtel.

– Ah, pour y achever votre lecture ?

– C’est exactement ça.

– Je comprends. Moi aussi, je déteste ne pas terminer un livre qui me plaît.

A l’hôtel, elle me remit ma feuille de route, m’annonçant très vite, l’air solennel et volontiers énigmatique dans le hall où nous prenions congé l’un de l’autre :

« Le dîner est servi à l’hôtel. A partir de demain, nous démarrons le programme. Vous aurez droit à des moments agréables, Monsieur Ebodé. L’université de Uppsala est impatiente de vous accueillir. Votre roman, La transmission (Gallimard, 2002), a beaucoup intéressé les lecteurs. La divine colère (Gallimard, 2004) un peu moins. Le sujet est plus intrigant, n’est-ce pas ?

– C’est possible. Pourtant, c’est l’un des romans pour lequel j’ai particulièrement soigné le style.

– Peut-être ! À mon avis, le sujet étant le football, les affaires de ballon rond ne sont pas une passion suédoise. Ceci est une chose. En revanche, Silikani (Gallimard, 2007) qui vient de paraître, suscitera certainement plus de, comment dire… d’intérêt. Il parle de la musique, n’est-ce pas ? Il paraît que vous aimez chanter. Allez-vous nous faire un concert ?

– Vous y allez un peu fort. En famille, on me dit que j’aime la chanson, mais malheureusement, la réciproque n’est pas vraie !

– Ah, la famille, ne l’écoutez pas ! Vous connaissez le cri du cœur de Gide à son propos ! La famille a souvent la dent dure contre les artistes. Le plus important, Monsieur Ebodé, c’est le privilège que vous aurez de visiter l’Académie des Nobel. On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve… Vous voyez ce que je veux dire ?

– Pas vraiment. L’Académie des Nobel n’est pas ma tasse de thé. Le Drakkar, Madame, voilà mon envie !

– Ah bon ? Elle roula des yeux surpris. Je souris. Le Nobel couronnait des individualités. Comment lui expliquer que ce chemin-là n’était pas le mien ? Je veux, chère Madame…

– Liana !

– Liana, ce que je veux, c’est entrer dans ce bateau légendaire qu’est le Drakkar. La réputation d’habiles marins et d’aventuriers des Vikings m’a toujours fasciné.

– Ne vous inquiétez pas, nous avons prévu cela. Mais l’Académie… »

Elle ne me disait rien. C’est ainsi. Je bottai en touche :

– Il semblerait que Monsieur Nobel avait la dent extrêmement dure contre les mathématiques !

– Non, contre un mathématicien !

– Ah ! Celui qui s’était intéressé de trop près à Mme Nobel ?

– Les légendes sont tenaces. Nous irons aussi au café où se retrouvent les jurés. Il faut vous familiariser avec ces lieux, on ne sait jamais…

Elle insistait. Je gardai le silence, l’esprit tourné vers le Drakkar, puisque je regardais le port tout proche. Nous allâmes néanmoins le surlendemain à l’Académie. Je n’ai gardé aucun souvenir de cette visite. Mon hôtesse, une brune, dans un pays où les têtes étaient couleur de blé, appliqua fort civilement le programme annoncé. Je fus reçu à l’université d’Uppsala. Mais ce qui me marqua fut la réception dans une famille suédoise, près de laquelle j’avais été chaudement recommandé par une Métisse suédo-franco-camerounaise rencontrée l’année précédente, très exactement, le 8 octobre 2006, au salon du livre de Mouans-Sartoux, à côté de la ville balnéaire de Nice, sur la Côte-d’Azur en France.

J’y avais été convié pour des séances de dédicaces et avais aussi dû remplacer au pied levé la journaliste et écrivaine franco-algérienne Souâd Belhaddad pour une table ronde sur « Les blessures de la colonisation ». Devaient y prendre part : Pierre Joxe, ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Mitterrand, le Camerounais, qui se présentait comme un Bourguignon, Gaston Kelman -dont l’essai, Je suis Noir et je n’aime pas le manioc (Max Milo éditions), battait des records de vente et Mme Christiane Taubira. Elle était alors députée de Guyane avant de devenir quelques années plus tard ministre de la Justice sous le règne cocasse de François Hollande. Elle fut aussi l’épouvantail d’une droite rude qui la pourchassait de quolibets racistes, qui ne supportait jamais qu’un ministre issu noir ou arabe fut titulaire d’un ministère régalien. Elle entrait en ébullition. J’entrai, quant à moi, dans le pugilat médiatique. Alors que nous prenions place sur l’estrade dressé dans un amphithéâtre bondé pour échanger nos arguments, Gaston Kelman, assis sur ma gauche, me souffla : « Méfie-toi de Christiane. Quand elle prend la parole, elle ne la lâche plus ! » J’opinai poliment. Sur ma droite, Christiane Taubira, que j’avais souvent croisée à la Maison de l’Amérique latine, au Boulevard Saint-Germain, à Paris, lors de rendez-vous littéraires organisés par les éditions Gallimard, me tira par le veston pour donner au novice, au béotien que j’étais, son bienveillant conseil : « Prends garde au Monsieur sur ta gauche qui prétend ne pas aimer le manioc, il adore s’entendre parler ! » Plus loin, Pierre Joxe, sourcils broussailleux, prenait la pose austère et distante du membre du Conseil constitutionnel qu’il était en ce temps-là, mais dont le devoir de réserve ne l’empêcha pas de se jeter dans l’arène quand vint le moment de débattre.

Mais le plus important à Mouans-Sartoux, où je ne suis plus jamais revenu, fut ma rencontre avec un couple que je ne connaissais pas. J’ignorais combien il compterait dans ma vie littéraire et personnelle. Il avait déboulé à mon stand en même temps que l’hôtesse venue me chercher pour m’entraîner vers l’amphithéâtre.

Madeleine Petrasch se présenta à moi, tout sourire, tandis que son mari, long et sec, en retrait, paraissait intimidé. Il attendit que je lui tende la main. Il la broya avec empressement et chaleur. J’appris donc très vite que Mado était une Métisse suédoise, française par adoption, et son mari, d’origine hongroise. Ils m’indiquèrent qu’ils n’étaient venus à ce salon du livre que dans le but de me rencontrer. Comme l’hôtesse interrompit nos papotages, mes nouveaux amis me suivirent aussi dans la salle où un public, très nombreux, près de cinq cents personnes, avait pris place. Entre mondanité et hourvari littéraire, je fis donc mon baptême des grandes foules littéraires. Il me sembla que les uns et les autres s’écoutaient peu. On ne débattait pas, on soliloquait. Il fallait crier, et surtout être fort en gueule.

Par Eugène EBODE

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