Par Eugène EBODÉ
Universitaire d’origine camerounaise, Administrateur de la Chaire des Littératures et Arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc voulue par le Secrétaire perpétuel, Abdeljalil Lahjomri, qui a célébré la première année de son fonctionnement avec un colloque international du « l’Esthétique africaine », début juillet 2023, écrivain à succès de chez Gallimard, Eugène Ebodé a passé une quarantaine d’années en Europe, notamment en France, avant de revenir vivre sur son continent natal. Un retour qu’il a bien voulu nous partager dans cette chronique mensuelle, en copublication Newsafrica24.fr et Quid.ma pour reconstituer la mémoire de ces 40 ans d’« exil », tout en manifestant sa volonté d’apporter sa pierre à l’édification des États unis d’Afrique. Le onzième chapitre de ses mémoires correspond à la deuxième partie de découverte de la Suède grâce à la rencontre avec Mado et Marcelle.
Mado fut néanmoins enthousiasmée par la joute : « Hé, tu t’es bien défendu au milieu des crocodiles où on t’a jeté ! » Je n’avais pas apprécié cet exercice qui n’était pas de pure éloquence, mais d’esbroufe. Je gardai mes réflexions pour moi. La France pratiquait davantage la controverse que le débat. Sur le fond, l’affaire que nous devions examiner, « les blessures de la colonisation », n’avait été qu’effleurée. Nous avions passé le temps à réagir sur les faits divers et les questions de faciès, de violences policières et nous ne traitâmes pas la rupture d’égalité qui ruinait le pacte citoyen et découlait précisément du passif et des blessures coloniales. On proscrivait les statistiques ethniques alors que ceux-ci étaient nécessaires pour montrer que les fractures provoquées par la colonisation se prolongeaient dans les ghettos urbains, dans la relégation sociale, dans la discrimination à l’emploi et l’ethnicisation de certains métiers : celui de buraliste réservé aux chinois, la sécurité, le ramassage des ordures ménagères aux Noirs et aux Magrébins, le troisième âge et les soins aux femmes immigrés et aux Antillais, la poste pour les ultramarins en général et la galère généralisée pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Cette fragmentation de la nation fabriquait son ferment d’implosion en interne dans l’hexagone et les blessures de la colonisation se perpétuaient à l’échelon extérieur par l’inusable FrançAfrique. Une morgue, aveugle à tout et surtout à la raison politique, corsetait la société. Elle ne voyait en Afrique que des subalternes et des inaptes à gérer l’Etat, considérant que ce personnel-là ne disposait pas du logiciel biologique approprié pour transcender le guêpier tribal et gouverner les nouveaux Etats-nations au nom de l’intérêt général. Dans la FrançAfrique, on ne raisonnait qu’à partir de l’outrecuidante idée que la supériorité de penser était chez certains et absente chez d’autres. Résistait l’idée que le monde avait été poétisé par Homère dont Virgile avait assuré le relais, pensé par Platon et Aristote, secondés par Lucrèce, Cicéron et d’autres, plus tard, chez les anglo-saxons tels Kant, Burke et Hegel. Que ce monde-là, celui-ci, puis ceux qui suivront, avaient été définitivement pensés et bien pensés, de sorte qu’il convenait, par tacite approbation, constater le monde comme établi et régi par une asymétrie qui ne se discutait plus.
De retour au stand du salon du livre où Mado et Marcel m’avaient à nouveau suivi, nous y débriefâmes les empoignades sur la colonisation, cette parenthèse qui ne se fermait pas. Marcel alla de ses commentaires acides et drôles sur le colon qui n’admettait pas son forfait « même pris la main dans le sac de l’Histoire ». Je découvris son humour corrosif. Mes nouveaux amis résidaient à Perpignan, mais ils séjournaient à Nice, chez Marion, la sœur de Marcel. Elle était une ancienne condisciple de Mado à l’institution scolaire dans laquelle ses parents adoptifs l’avaient inscrite aussitôt après son arrivée en France en septembre 1945, après la fin de la Deuxième guerre mondiale. Mado, en feuilletant la brochure du salon du livre, était tombée sur mon nom et sur ma biographie. Nous étions tous deux natifs de la ville de Douala, au Cameroun. La fibre patriotique, hypersensible chez les exilés, vibra intensément dans son cœur. Elle ordonna presque à son mari : « Marcel, on va à ce rendez-vous du livre pour voir cet Eugène ! » C’est ainsi que fut scellée, avant même notre rencontre, une belle et puissante amitié. Il me paraît aujourd’hui évident, en écrivant ces lignes, que le hasard a ses combinaisons secrètes qui ne relèvent pas du seul imprévu. On le nomme aussi le destin, cette horlogerie facétieuse, parfois impitoyable quand elle nous met en lien avec des ordures, dont on ne sait comment desserrer les étreintes mortelles sous lesquelles nous nous étiolons. Mais souvent, heureusement, il arrive que revêtant les habits et les atours de la bonté divine, la Providence place sur votre chemin des êtres de lumière que vous n’attendiez pas. Bienveillant, il a déjà programmé le meilleur. La venue de Marcel et de Mado fut Son œuvre.
Mes nouveaux amis avaient pris leur retraite à Perpignan, la ville où ils s’étaient connus, puis mariés, ainsi que je l’ai raconté dans Brûlant était le regard de Picasso (Gallimard, 2021). Ils quittèrent, de gros regrets oppressant les cœurs, la petite commune de Céret, frontalière de l’Espagne, où ils avaient eu leurs quatre enfants, noués de solides amitiés, accompli tant d’exploits au plan culturel et archéologique, donné de nombreuses années de leur vie à l’engagement citoyen au service de leur commune. Marcel et Mado y furent élus au conseil municipal, devinrent des édiles locaux admirés et respectés. À peine avais-je quitté le couple à Mouans-Sartoux que je ne tardai pas, à la première occasion, de leur rendre visite à Perpignan. Une surprise m’y accueillit. C’est chez eux que je reçus le coup de téléphone de l’Alliance française m’invitant en Suède. Nous étions en automne. La tramontane annonçait l’hiver et sifflait à nos oreilles lorsque nous allâmes à Collioure nous promener. Mais Mado fut la première heureuse de savoir que j’allais découvrir le pays de son défunt père. Elle en informa aussitôt les siens qui vivaient à Uppsala, dans la banlieue ouest de Stockholm ! J’ai d’abord reçu des cris de joie retentissants derrière l’appareil téléphonique que tenait Bill, le frère de Mado, à Uppsala, avant de fouler le sol de Suède et de m’engouffrer dans les accolades tendues comme des cotonnades chaleureuses aux mailles tressées par des crochets au doux fil de la fraternité.
Le pays de Gosta Hammar, le père de Mado, entra ainsi avant mon voyage prévu au printemps dans les conversations régulières que j’eus avec la famille Petrasch. Mado regretta que son père ait été rappelé à Dieu en 1978, m’inonda de détails sur ceux que j’allais visiter et qu’elle chérissait : ses deux demi-frères (l’un, Bill, parlait français et l’autre, Tom, uniquement le portugais et le suédois). Leur mère, Cérès, l’épouse finlandaise de Gosta Hammar, polyglotte, connaissait et pratiquait une dizaine de langues européennes et africaines. Mado me fit aussi l’éloge de son cousin, Mats, qui s’exprimait lui aussi, comme j’allais le constater plus tard, dans un français impeccable, alors qu’Ellen, son épouse, ne se mêla à la conversation qu’en anglais. J’ai conservé un souvenir précis de l’accueil que l’on me réserva à Uppsala, chez les Mats et Hammar. L’Afrique les avait marqués. Je fus accueilli comme un membre de la famille dont on a tellement entendu parler et qu’on attend chaque fois que quelqu’un frappe à la porte. Quand je parus à Uppsala, un repas pour un régiment avait été préparé ainsi qu’une montagne de cadeaux. Je parlai plus que je ne dévorai les plats. Trop nombreux, trop exquis, trop copieux, convenablement relevés, présentés avec un soin et une présentation particuliers. La nuit s’étira, interminable. Nous bâillions, mais personne ne voulait rompre le charme. Nous passions du français à l’anglais et du portugais au suédois. Il y avait toujours Cérès pour traduire ce que je n’avais pas compris, ou alors, nous plongions tous dans la langue de synthèse, l’anglais, que le cinéma, le hamburger, le dollar, Coca Cola, Hollywood, le pop-corn, les hot-dogs puis CNN, avaient imposé. Harvard et la vigueur scientifique des universités américaines, avant Google, Facebook et l’artillerie lourde des « mook », avaient tracé le nouvel ordre de la domination par l’innovation. On me questionna néanmoins en portugais, en suédois, en anglais, donc, mais surtout en français. J’ai passé une soirée athlétique, autant physique qu’émotionnelle. J’ai le souvenir d’avoir été surpris par l’espèce de sérénité qui nous enveloppa et qui transpirait aussi bien dans les rues de Stockholm que dans le cadre de la vie familiale intra-muros. Ceci ne manqua pas de me surprendre. L’histoire m’avait enseigné le tempérament batailleur des Suédois, leur penchant pour l’aventure, leur témérité et le goût pour la castagne, qui les poussaient vers les contrées éloignées, les avaient taillés pour affronter les tempêtes sur la mer comme celles de la neige dans les forêts peuplées de loups. Ils avaient conquis des peuples au loin, considérant que le confort était une idée émolliente et qu’il n’était acceptable qu’après de sévères batailles et une mise à l’épreuve, continue, rude, périlleuse et impitoyable. Là, le peuple que je découvrais semblait apaisé, comme repu, revenu de fureurs désormais classées, archivées. Les vélos étaient rois et l’étiquette comme le protocole paraissait être une coquetterie désuète, remisée au rayon des accessoires rangés dans les armoires du passé. Un ministre se rendait à son travail en pédalant, sans un cortège aux sirènes hurlantes. La paix civile devait être l’affaire de tous et le personnel politique l’incarnait en se montrant humble et disponible et non distant et arrogant, loin de la pompe française qui l’avait érigée en règle. Un titulaire d’un portefeuille ministériel suédois risquait d’être démis et défait aux élections à cause de dix sous d’argent public utilisé pour un usage personnel. Toute confusion entre bien public et bien privé était immédiatement sanctionnée. Une morale, certes héritée du puritanisme et de la rigueur protestante, mais à usage normé et codifié, encadrait et sécurisait le patrimoine public en vue de sauvegarder et de préserver l’intérêt général des secousses ou des étourderies individuelles.
Ma conversation en famille, je veux dire avec les Hammar, avait eu un charme particulier dont l’Afrique fut le centre. Nous évoquâmes ce que l’on y vit et le goût singulier que les mentalités ouvertes à l’autre et à la générosité établissent comme cadre relationnel et possibilité de fraterniser, au nord comme au sud du continent. Les calculs pour duper n’y sont pas le mécanisme privilégié par lequel on pollue la relation et empoisonne l’avenir. Nous avions, en parlant aussi des difficultés de l’Afrique, le sentiment de questionner davantage le monde qui l’environnait et n’y venait que pour duper ou se saisir de la ressource, sans s’apercevoir que ce mode d’interlocution abîmait le rendez-vous avec les âmes fortes et non mortes. La ressource matérielle est épuisable. Ce qui ne l’est pas, c’est le courant de sympathie que l’on peut recevoir d’un cœur à un autre. La sincérité issue d’un modèle de civilisation à un autre. Nous fûmes bien d’accord pour considérer que l’échelle des valeurs s’accordait misérablement à ce que valent les biens fongibles : ils s’épuisent et épuisent. Les Hammar n’étaient plus en Afrique, mais ils la vivaient en Suède et notre patrie commune, lointaine, nous rejoignit à Uppsala. L’Afrique que nous convoquâmes nous illumina de ses odeurs de couscous et de papaye, de mangues juteuses et de safran, de gingembre et de feuille de manioc à la sauce de cacahuètes et à la banane plantain, mais aussi de ses valeurs de civilisation et son horizon de générosité.
Il est toujours pénible de parler des départs. Cérès évoqua la fuite de Mombolo vers l’Afrique du Sud durant la guerre civile en Angola en 1972…
Ils étaient partis d’Afrique à la suite d’une bousculade historique, elle devait se produire. L’Angola insurrectionnelle des années 70 avait précipité leur débandade des coteaux montagneux où ils avaient vécu plus d’une vingtaine d’années en Africains de cœur et d’âme. Cérès, ancienne chanteuse lyrique et qui jouait admirablement du piano, avait sacrifié une carrière d’artiste par amour pour Gosta. Douala, la première ville africaine où elle séjourna, lui rendit la vie difficile à cause de l’humidité et d’un climat trop chaud et incompatible avec son état asthmatique. Deux enfants naquirent au Cameroun, mais les médecins lui conseillèrent l’altitude et une région plus clémente pour ses poumons. L’Angola fut le paradis et la ferme de Mombolo, de près de quatre-vingts hectares qu’acheta Gosta, était située à près de deux mille mètres d’altitude. Elle fut le lieu idéal où elle se trouva à son aise et où elle se requinqua. Elle s’occupait des bêtes pendant que Gosta multipliait quelques foireuses expériences de greffes végétales. Généralement, quand des braconniers, des prédateurs déguisés en chasseurs s’aventuraient sur leurs terres pour y pourchasser le gibier, c’est Cérès qui sautait du lit et, un mégaphone dans une main, un fusil dans l’autre, elle leur ordonnait de déguerpir. Ils obtempéraient la queue basse. Le week-end, elle parcourait les villages pour donner des concerts de musique. Quinze belles années s’écoulèrent dans ce qu’ils considéraient tous comme un endroit féérique. La guerre civile en Angola les obligea néanmoins de le quitter précipitamment, abandonnant tous leurs biens, mais conservant dans le cœur la satisfaction inentamable d’avoir vécu en symbiose et en harmonie avec une terre et un peuple auquel ils s’apparentaient. Ils y avaient ramené un proverbe africain qui prévenait toute univocité et récusait les discours occidentaux obnubilés par leur récit sur l’Histoire : « Il faut entendre la voix du lion et pas seulement la version triomphaliste du chasseur. » En compagnie des Hammar, à Uppsala, le lion parla et nous entendîmes ses rugissements jusqu’à la pointe du jour…
Par Eugène EBODÉ