Par Eugène Ebodé

Universitaire d’origine camerounaise, écrivain à succès de Gallimard, dont le dernier roman « Habiller le ciel », marque déjà bien des esprits, Eugène Ebodé est également Administrateur de la Chaire des Littératures et Arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc voulue par le Secrétaire perpétuel, Abdeljalil Lahjomri, dans le but de permettre à l’Afrique de valoriser son patrimoine culturel, historique et artistique par le biais de la recherche. Eugène Ebodé a passé une quarantaine d’années en Europe, notamment en France, avant de revenir vivre sur son continent natal. Un retour qu’il a bien voulu nous partager dans cette chronique mensuelle, en co-publication Newsafrica24.fr et Quid.ma pour reconstituer comme un puzzle la mémoire de ces 40 ans d’« exil », tout en répondant à l’appel du cœur, celui de contribuer à l’édification des États unis d’Afrique. Le septième chapitre de ses mémoires revient sur sa mission en Hongrie, en 1999, l’accueil d’une guide blonde hongroise énigmatique, les échanges sur l’art de la diplomatie avec le Consul de France à Pécs et la découverte d’un poète Croate, vénéré dans la culture magyare.

Janus Pannonius

Janus Pannonius

Tout voyage heureux est semblable à un filet jeté dans une mer poissonneuse. Il ramasse toujours de frétillants et singuliers souvenirs. Celui que je fis en Hongrie, au coucher du vingtième siècle, m’est particulier. Ce n’est pourtant pas la quantité d’événements conservés en mémoire qui le singularise, mais la force d’un seul et son aspect inattendu. En me rendant en Hongrie pour participer à la célébration du 20 mars 1999, date consacrée à la journée mondiale de la Francophonie (organisation regroupant les États ayant la langue française en partage), je foulai ainsi pour la première fois le sol d’un pays qui avait appartenu, en maugréant et en marchant à reculons, à ce que l’on appela, du temps de la guerre froide, le « Rideau de fer ». La cloison symbolique et réputé infranchissable entre l’ouest, capitaliste (dirigé par la puissante Amérique états-unienne) et la coalition des États frères et socialistes (conduite par la main dirigiste et sourcilleuse du Kremlin) s’était effondré avec la chute du mur de Berlin en 1989. Je venais donc à la découverte de l’est, où il semblait souffler un vent nouveau. Mon séjour fut tranquille, presque ronronnant, jusqu’à la veille de mon retour en France.

Je me souviens d’une soirée fraîche, à Pécs, la deuxième ville de Hongrie, ainsi qu’on me l’avait présentée, industrieuse et prospère. J’avais davantage été impressionné par les charmes de Budapest que par Pécs. Mon séjour littéraire tirait à sa fin, lorsque le Consul, grand, fin, avenant, cultivé, me convia, en compagnie de quelques personnalités du milieu universitaire et de l’alliance française locale, à sa table. Les rencontres prévues à mon programme s’étaient bien déroulées et mes interlocuteurs en semblaient fort satisfaits. Je me disais à moi-même, avant de me rendre à l’invitation du diplomate, que je n’avais pas appris grand-chose de ce voyage d’une semaine en Hongrie. J’avais passé trois jours à Budapest et quatre à Pécs. J’avais dialogué dans l’une et l’autre ville avec différents publics scolaires, universitaires et des habitués de l’Institut français qu’on appelait encore à l’époque Centre culturel français. La plupart du temps, j’avais monologué devant des hommes et des femmes peu prolixes, qui m’écoutaient poliment et paraissaient, tout en me suivant d’un œil concentré, converser avec des fantômes. L’hôtesse affectée à me guider à Budapest et les deux premiers jours à Pécs, une énigmatique blonde, m’avait dit deux choses : La première sur la langue magyare : « C’est une langue mystérieuse. La deuxième : « Ne soyez pas surpris si les gens ne réagissent pas, ils vivent les choses intérieurement et intensément. » J’avais en effet sur ces deux informations quelques vagues idées. Sur la première, j’avais en effet appris que le hongrois ne se rattachait pas à la branche indo-européenne des parlers, de sorte qu’elle ressemblait à un îlot autonome et détaché de la mer des langues européennes. Ma guide m’intrigua, non par sa blondeur pétulante, mais par son attitude. Elle semblait en permanence sur le qui-vive. Elle voulut savoir si je connaissais un peu la Hongrie.

« Rien ou très peu, en dehors de l’évocation de la Reine Elisabeth de Wittelsbach, dite Sissi. Le cinéma, et en particulier les films du réalisateur autrichien Ernest Marischka (1893-1963), en ont fait une héroïne, une icône ! Et puis, vous avez le Danube ! Un fleuve érigé en modèle esthétique aux ondoiements incomparables !

  • Vous êtes un poète ! On aime la poésie par ici !
  • Moi, j’adore Pouchkine !
  • Nous aurions pu, mais il est Russe, fit la Blonde en louchant autour d’elle. La Hongrie a tellement détesté les Soviétiques ! »

Je faillis défendre la cause pouchkinienne, mais je restai silencieux. Elle semblait vouloir en débusquer un en balayant les alentours d’un regard de fouine. « Vous avez sûrement lu quelques-uns de nos auteurs traduits en français. Non, je n’en avais aucun présent à l’esprit, mais comme elle tournait sur elle-même pour s’assurer que nous étions seuls, je gardai le silence. J’avais, avant mon départ de Paris, consulté une carte du pays. Il ne m’aurait servi à rien de le lui dire.  « Nous sommes encerclés, dans ce pays, se justifia mon hôtesse. » Je ne relevai pas. Je m’étais aperçu avant mon arrivée, en jetant un œil sur une carte, que la Hongrie était située entre la Slovaquie et l’Ukraine au nord, l’Autriche, la Slovénie, la Croatie, la Serbie au sud et la Roumanie à l’est, le pays me donna, de loin, l’impression d’être coincé et que sa situation géographique avait fait de lui l’objet de constantes et cruelles convoitises. Les Hongrois avaient connu une riche histoire, bien des tourments, puis une forme de gloire dans son association avec l’Autriche et le monde Saxon. Celle d’avec la Russie soviétique, après la seconde Guerre mondiale, pesait encore dans les souvenirs. « Nous avons renâclé aussi longtemps que nous avons pu le faire, même sous les chars… » Dans les rues de Budapest que j’avais parcourus avec mon guide, elle observait les visages souvent fermés des Hongrois, comme s’ils cachaient encore un Russe revanchard. Longtemps, après une occupation ou une présence vécue comme telle, me disais-je, les peuples guerroient contre des spectres.

En découvrant Budapest, au printemps 1999, le Danube me parut conforme à sa légende. Une lumière caressante couvrait la ville et faisait miroiter et scintiller les eaux du fleuve. Je le longeai, en compagnie de mon hôtesse svelte, inquiète, qui marchait vite, comme si nous devions nous dépêcher de voir l’essentiel avant le couvre-feu. Il n’y avait aucun péril à redouter et la ville était paisible et calme. Mon hôtesse promenait néanmoins autour d’elle des regards peu sereins, l’air de redouter une présence importune et inopportune. Un suiveur se dissimulait-il derrière les passants a l’air triste que nous croisions ? Un informateur ou un agent de renseignement épiait-il ses mouvements ? Je me mis à penser à l’ancien rideau de fer et aux réflexes qu’il avait laissés dans une population soumise à la surveillance comme à l’auto-méfiance. L’hôtesse était jolie, aurait pu l’être davantage si elle acceptait de ne plus fureter. Dissimulait-elle, elle-même, une de ces espionnes à la solde du KGB ou d’un organisme de ce type ? Je chassai ces pensées de mon esprit. J’étais un écrivain débutant. Je venais de publier un roman, Le briseur de jeu, dans une petite maison d’édition confidentielle[1], mais qui avait des prétentions. C’est ce que m’avait affirmé mon éditeur, Jacques Chevrier. Universitaire connu et éditeur sérieux, il avait de l’entregent et jouait en ce temps-là les faiseurs de roi. Il entendait régler la critique universitaire du haut de la Sorbonne où il enseignait la littérature négro-africaine et, surtout francophone. Il exerçait un pouvoir d’influence. Ce dernier accélérait ou ralentissait la carrière de nouveaux auteurs. Il « négociait » aussi, pour certains de ses auteurs, prétendait-on, leur entrée -sous conditions de docilité- dans un ensemble supposément plus huppé que l’avait rebaptisé « littératures francophones ». En me rendant en Hongrie sous ce label, ma carrière s’inscrivait, promettait. Le jeu des étiquettes dans lequel j’entrais, dans lequel était précipité tout écrivain d’origine africaine et partant de la marge, ne m’intéressait guère. Il m’a souvent amusé. Ces étiquettes et ces dénominations passionnaient les manœuvriers, les courtisans et les intrigants. Jacques Chevrier les adorait et appréciait les enjôleurs. Il se comportait en régisseur d’un segment de la littérature mondiale et singulièrement africaine, dans un espace littéraire nouveau au sein duquel les écritures africaines au nord comme au sud du Sahara prenaient place dans un monde en recomposition et où les imaginaires, un peu assoupis ou trop visités du camp occidental commençaient à se lasser d’eux-mêmes et que cette lassitude ouvrait une fenêtre sur le sud. Sudistes, c’est-à-dire Africains et Orientaux, nous étions désormais un peu plus attendus, mais cantonnés, approchés, mais redoutés, pris parfois tels des phénomènes de foire ou pour des faire-valoir d’une francophonie lézardée, incantatoire, déconnectée des bouleversements qui secouaient les nations et voulaient que chacun brandisse un drapeau davantage identitaire et national que multiculturel et mollasson. D’où parlez-vous, camarades écrivain(e)s ? nous étions appelé(e)s à combler un vide, un horizon d’attente littéraire diffus, mal nommé, approximativement défini par la langue, quand se dissimulaient des enjeux et des représentations impulsés d’un centre en terrain mouvant, car prisonnier de la tectonique même de ses certitudes ébranlées. D’autres univers et d’autres bousculades que seule la fiction pouvait mettre en mouvement étaient attendues pour réveiller le lecteur occidental désabusé ou assoupi. Il y avait une bourrasque en cours, elle ressemblait à la formation d’une masse d’air chaud à la rencontre d’une masse d’air froid. Tel fut, me semble-t-il, le contexte dans lequel se déroula mon déplacement en Hongrie.

Je fis abstraction de ce contexte et me préoccupai simplement de conter ma passion pour les livres et pour les auteurs tels Apulée, Kateb Yacine, Pouchkine, Maupassant (surtout l’essayiste, car je trouvai ses chroniques journalistiques sur l’Afrique passionnantes), Ibrahim Njoya, Francis Bebey, Yambo Ouologuem, Aimé Césaire, Mohamed Choukri, Amos Tutuola, Nadine Gordimer, Mariama Ba, Mohammed Khaïr-Eddine, Ferdinand Oyono, Cheikh Anta Diop… des imprécateurs indociles.

Je ne pensai pas un instant à la carrière d’écrivain, ni ne parlai de mon voyage à ceux qui avaient le pouvoir de favoriser les carrières (voire de les entraver) en « consacrant » les échines les plus souples, en allouant un crédit médiatique à untel, une récompense symbolique à tel (le) autre, un prix littéraire… Paris, en ce temps-là, entendait être le centre de nos avenirs et il était bien vu de faire savoir autour de soi que l’on avait été choisi pour exercer une forme d’ambassade littéraire pour la gloire de la francophonie.

Je découvris Buda, la ville basse de la capitale hongroise, en marchant d’un pas pressé derrière mon intenable hôtesse. Les bâtiments du cœur historique avaient subi une opération de nettoyage et étincelaient sous le soleil. J’avais visité l’année précédente et rendue visite plus tard à mon amie l’écrivaine Véronique Tadjo. Budapest me renvoyait un peu à l’architecture de Londres. Je ne tardais pas de le dire à la guide lorsque nous arrivâmes aux abords du parlement hongrois. Sa construction, solennelle et majestueuse, me rappelait le palais de Westminter. Nous poursuivîmes notre promenade vers la place du Millénaire, conçue à la gloire des héros nationaux. Il y avait là sept statues équestres de hautes figures historiques du pays, ainsi que d’autres personnages importants de la Hongrie qui formaient un demi-cercle autour d’une impressionnante colonne de quarante mètres de haut et au sommet de laquelle trônait l’archange Gabriel. Il tenait dans ses mains la couronne d’Etienne Ier de Hongrie, le fondateur de l’État magyare. Il y avait sur la place une foule de badauds, le nez a l’air, mais mon hôtesse gardait le sien pointé et mobile vers un éventuel espion moldave ou bulgare qu’elle s’évertuait à traquer. Nous filâmes ailleurs et au pas de course (probablement pour semer un suiveur) et nous débouchâmes dans une section du centre de Buda aux bâtiments couverts d’échafaudages. L’on y soignait encore la pierre pour lui restituer le lustre évanoui et lui ôter les balafres dues à l’usure du temps et à l’absence d’entretien du patrimoine bâti.

La ville haute, Pest, au-dessus de laquelle trônait le palais de la belle impératrice Sissi, semblait imprégné les gestes des gens qui y travaillaient d’une élégance surannée, soyeuse, un tantinet maniérée, vieillotte. J’ai néanmoins adoré les hauteurs de Budapest. Surtout l’ambiance de la librairie-cafeteria aux baies vitrées et qui montraient la ville basse éclatante de beauté sur les quais du Danube. Cette librairie qui surplombait Buda, dominait l’artère du parlement et donnait vue et vie sur le Danube qui ronronnait en contrebas. J’ai failli manquer le train pour Pécs, car j’avais voulu revoir la ville depuis la librairie avant de poursuivre ma mission à Pécs. Je voulais retourner à Pest, la ville haute de Budapest, pour m’y lover dans les fauteuils rembourrés de la librairie et, un café fumant sous le nez, me perdre dans les lectures en jetant de temps à autre un œil sur les façades de stuc et d’albâtre d’un parlement dont les huisseries des fenêtres, encadrées de feuilles d’or, lançaient des éclairs de fête dans la ville. On râle contre les arrachements aux rêveries. J’ai râlé en secret, quand l’hôtesse m’a arraché à la contemplation du paysage urbain. J’ignorais ce qui m’attendait à Pécs… Une invraisemblable rencontre avec la poésie, plutôt avec un poète du quinzième siècle ! Ce fut la veille de mon départ, trois jours après avoir sacrifié aux rencontres littéraires à l’institut français, à l’université et au siège de l’Alliance française de Hongrie.

Le Consul de France, un homme dans la quarantaine, fort aimable, nous offrit un excellent dîner. Nous eûmes, lui et moi, une conversation instructive pour le passionné de diplomatie que j’étais :

« Qu’allez-vous publier prochainement ? »

– Un petit livre sur mon amour de la musique. Il portera le titre d’une chanson en lingala.

– Voilà une langue dont la musique m’a toujours enchanté, bien que je ne la connaisse pas. Je suis trop vite passé au Congo, à Brazzaville !

– Je n’y ai jamais été, pour ma part. Ni à Brazza ni à Kin !

– Cela viendra certainement ! »

J’aimais son optimisme. Le Consul me souhaita bonne chance et nous passâmes une excellente soirée. Nous étions six ou huit, je ne me souviens plus, autour de la table et il sut animer le repas en sollicitant chacun d’entre nous, ponctuant les interventions de commentaires adroits, utilisant surtout, ce que je remarquai, l’art de la reformulation. Il indiquait ainsi à son interlocuteur qu’il avait bien entendu son propos, ne manquant pas, parfois, d’ajouter : « J’espère n’avoir pas trahi votre pensée… » Par l’usage délicieux de l’anecdote tirée de ses différentes missions en Afrique et dans le monde, il agrémentait son expression de saveurs collectées à divers endroits du globe. Il se montra loquace sur la diplomatie et nous gratifia d’idées davantage générales que portant sur l’actualité de la fin du vingtième siècle et les peurs millénaristes qu’elle inspirait. Il m’est resté l’impression que notre échange me permit de parler de la diplomatie de manière plus nette que les livres ne me l’avaient jusqu’alors autorisé. « La diplomatie est l’art de bien porter la parole de l’État. Surtout quand l’État va mal. » Comme représentant à l’étranger de cet État et plus précisément encore de son Chef, l’excellent Consul nous dit que la diplomatie exigeait une parole courtoise et jamais tranchante, sauf en état de crispation avancée de relations bilatérales. « Elle devient saillies volontairement formulées pour mettre le feu aux poudres ». La parole en apparence non diplomatique annonçait et reflétait le moment où le torchon brûlait sur la place publique et témoignait de la tension maximale avant l’engagement des hostilités. Autrement, la diplomatie est une liane qui ne doit jamais se tendre au risque de casser. Elle est assouplissement et esquive. Que doit-elle être si elle était une figure géométrique ? « Ronde, sans le paraître, toujours attentionnée, sans trop le montrer, toujours de connivence, sans ostentation. » Telle fut sa réponse, lorsque nous abordâmes son cœur de métier. Il poursuivit son exposé : « Dire les choses avec doigté, pour donner le sentiment à son interlocuteur que vous voulez en permanence, malgré vos drapeaux, vos hymnes et vos devises particuliers et différents, agir de conserve pour le meilleur des mondes possibles. N’est-ce pas un peu la morale du Candide de Voltaire ? Le diplomate est un cultivateur qui invite l’autre à venir planter des choux dans son jardin pour qu’ils le dégustent ensemble ! » Mais hors l’idéalisme, la diplomatie était aussi un instrument de puissance et, dans cette version conquérante, elle s’évertuait à décliner la force d’un drapeau par l’exposition de ses atouts. Il n’y avait donc jamais de diplomatie sans décor à partir duquel un État ou un groupe d’États associés présentaient leurs atours et atouts pour séduire et se poser en modèles à suivre. Mais au fond, la doctrine ici était individuelle pour correspondre à la dynamique que tout État cherche à impulser ou à ne pas exprimer. Il en est probablement ainsi de la neutralité. Elle est un discours sur l’ouverture à l’autre, mais à partir d’un terrain d’entente où on cultive les choux, mais de couleurs différentes. Ce fut donc dans l’approche dite « des compagnons de route » que le Consul inscrivit son propos sur la diplomatie, vue comme une offre provisoire de sympathie, un attelage à former une amitié dictée par les circonstances ou la nécessité, limitée ou durable selon l’intensité des alliances. Le Consul me permit de méditer sur le sens de la diplomatie et de ses instruments privilégiés : la séduction en temps de paix, la négociation entre la guerre et la paix, le réalisme en toutes circonstances pour renoncer à la destruction de l’un ou de l’autre en acceptant des lettres réciproques de créances. L’ambassadeur, comme le Consul, étaient les représentants de cet état qui scelle le réalisme entre les États…

Mon séjour en Hongrie, le seul à ce jour, me permit de méditer sur la diplomatie et les interactions entre les institutions, mais aussi entre les individus. Le Consul de France à Pécs, me confiant son regret de n’avoir pu disposer du temps nécessaire pour consolider les apprentissages des langues africaines à Brazzaville, montra aussi combien les initiatives dépendent des hommes et des femmes chargés de mettre en œuvre une politique publique. Il voulut développer une prise de conscience sur « l’initiation au vaste patrimoine linguistique africain » mais n’eut pas l’allié escompté : la durée. Quand vint le moment de nous quitter, à minuit passé, il me souhaita bonne chance dans « le métier d’écrivain ». Je lui souhaitai, de même, « un retour gagnant à Brazzaville pour parachever le goût des langues ». Il avait pris soin de commander un taxi pour me raccompagner. Tous les autres visiteurs étaient déjà partis lorsque mon taxi se présenta. Le diplomate parla au chauffeur en hongrois, une langue qu’il maîtrisait et n’y comprenant rien, j’admirai néanmoins son aisance. Il donna en tendant la main vers moi des instructions qu’il communiqua au conducteur. Le mot « Hôtel » que je captai s’adressait à celui dans lequel le chauffeur devait à l’évidence me conduire. Puis le Consul m’ouvrit la porte du véhicule, et je m’y engouffrai. Il la referma lui-même, attendit que la voiture s’ébranle et il me gratifia d’un dernier geste de la main lorsque le chauffeur lança le véhicule sur la route. Il me sembla cependant, malgré tout, que mon séjour hongrois qui s’achevait sur une note sympathique, n’avait pas été marqué par un élément qui eût rendu ce voyage mémorable.

Je me trompais en m’assoupissant sur la banquette arrière où je m’affalai, l’esprit légèrement tourné vers la guide Blonde que je n’allais plus revoir et dont le comportement n’avait pas manqué de m’intriguer. Elle était retournée à Budapest l’avant-veille, conservant jalousement le secret de ses tics nerveux et de ses regards apeurés.

Nous roulions depuis un moment déjà, dans un épais silence enveloppé des bruits du moteur et de ceux des roues de la voiture, sur les chaussées pavées de Pécs lorsque le chauffeur s’arrêta brutalement. Il se tourna vers moi, la moustache frémissante. Il me parla en hongrois, visiblement préoccupé. Je lui dis que je ne comprenais pas ce qu’il voulait ni ce qui se passait. On ne sort pas facilement d’une méditation sur une Blonde anxieuse pour entrer sans confusion dans une interpellation que vous adresse un moustachu en pleine nuit magyare. Comme je ne lui répondais pas, il me parla en allemand, je crois. Je répliquai, en français d’abord, puis en anglais et baragouinai même quelques mots dans la langue de Cervantès. J’osai même un « Niet » sonore et définitif pour expliquer, geste à l’appui, que je ne comprenais rien à ce qu’il me confiait. « Hôtel ? » lança-t-il en ouvrant les mains en signe d’interrogation. Je m’aperçus alors finis qu’il ne savait plus à quel hôtel me déposer. Il en avait visiblement oublié le nom ou l’adresse et il avait certainement écarté l’idée d’aller sonner chez le Consul. Je n’en connaissais pas la rue et forcément l’adresse, chose que je n’avais pas pris soin de mémoriser. Me grattant la tête, j’eus une intuition : près de mon hôtel, se dressait la statue d’un poète que mon hôtesse blonde m’avait présenté comme l’un des plus influents de la région, à la fois revendiqué par la Croatie où il était né (1434) et par la Hongrie, notamment à Pécs, où il avait été un homme d’Église, un évêque célèbre. La ville de Pécs, reconnaissante, le fit inhumer dans la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Pécs après son décès (1472) à Zagreb, en Croatie. La Blonde m’avait lu des vers du Saint homme qu’elle présenta en effet comme l’une des voix immortelles qui avaient su donner un contenu à «l’humanisme de la Renaissance ». Elle m’avait présenté la statue comme si elle s’adressait à un être de chair : « Voici notre Fierté nationale et notre patrimoine littéraire hongrois. Voici le Vénérable Janus Pannonius ! » Le Vénérer poète tenait une plume à la main et mimait, tel que l’artiste l’avait sculpté, l’écriture d’un poème destiné à sa mère agonisante. L’hôtesse m’avait résumé le poème : « Il raconte la fin de l’existence de sa mère et il y souligne le détachement d’avec les choses d’ici-bas, pour mieux acquérir celles qui ne s’usent ni ne subissent l’altération du temps ». Elle me l’avait lu, le jour-même, pour que « vous puissiez mieux apprécier le propos du poète sur la postérité. L’inusable. » Mais en quittant la statue, pour suivre le pas rapide de mon hôtesse, j’avais pensé que la statue méritait, elle aussi, réparations et échafaudages, car exposée qu’elle était à tous les vents et à toutes les pollutions, la tête, les membres, les vêtements de l’auguste poète étaient noircis et son regard moins éclatant. Me souvenant donc de ce poète providentiel dans le taxi à l’arrêt et heureux de clore l’épisode sans issue dans lequel je me trouvais, je fis des gestes qui décrivirent une statue à mon chauffeur. Il frisait sa moustache. Son regard jusqu’alors crispé s’illumina soudain quand je prononçai le nom du célèbre poète : « Pannonius ! Janus Pannonius ! » Il répéta après moi le nom qui résonna dans l’habitacle comme une formule magique : « Janus Pannonius ! » Après s’être vigoureusement frotté les mains, l’air de me confirmer que nous étions sortis d’affaire, il les joignit ensuite, le regard vers le ciel où notre poète devait à son tour nous sourire, puis le moustachu redevenu hilare rabattit, abattit, les deux mains sur le volant en poussant un gros soupir de soulagement. Il enclencha la marche en avant en riant.

Nous passâmes, malheureusement pour moi, une heure et demie de plus à chercher la fameuse statue.

Le vénérer poète était en effet tellement célébré dans sa ville que chaque quartier de Pécs avait voulu voir dresser une statue du personnage. Le hasard aurait pu conduire le chauffeur auprès de la statue située à proximité de mon hôtel. Hélas, non ! Il nous fallut nous arrêter devant une dizaine statues du prélat avant de déboucher, tendus et épuisés, près de celle où scintillaient les néons de l’hôtel où j’étais descendu et que j’aurais dû mémoriser : Hotel Palatinus. Je m’extirpai le corps endolori du véhicule. Mais je ne sais pourquoi, je chassai toutes les colères que j’avais emmagasinées en moi et me prosternai devant la statue, sous le regard médusé du chauffeur. Je saluai le poète, malgré les fatigues et les angoisses qui étaient montées en moi durant l’étrange périple qui venait de s’achever sur une place que je n’ai pas oubliée : Place Széchenyi. Elle aurait tout aussi bien pu porter le nom du saint poète. Le moustachu éteignit le moteur de son véhicule. Il descendit précipitamment de celui-ci, me croyant peut-être malade ou victime d’un malaise. Je lui fis signe que tout allait bien. Que je rendais, à ma façon, hommage à la poésie, aux Hongrois si particuliers, qui pouvaient, pour la gloire de la poésie et de la littérature, honorer un poète ainsi qu’il avait jugé utile de le manifester. Pécs a montré combien la poésie savait marquer les esprits. Pannonius en était l’une des figures consacrées. Je rêvai qu’un jour, une ville africaine réserverait une célébration aussi puissante à l’un de ses poètes, philosophes, griots, Maîtres de la parole, transmetteurs du savoir ou artistes.


[1] Les éditions Moreux. Elles ont disparu deux ans plus tard. Les éditions Gallimard avaient eu le nez creux en rachetant ce premier roman et en le republiant en 2004 sous le titre La divine colère.

Eugène EBODE

One thought on “<strong>CHRONIQUE N°7 :</strong> <strong>JANUS PANNONIUS</strong>”
  1. Salut tout le monde, merci de m’avoir permis de me joindre à vous.

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    Chat échaudé craint l’eau froide…

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