L’auteur camerounais, dont le dernier roman est paru en octobre chez Gallimard, administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du royaume du Maroc, sera au Salon du livre africain de Paris qui s’ouvre ce vendredi 17 jusqu’au dimanche 19 mars, à la Mairie du 6ᵉ arrondissement.
Votre dernier roman, paru en octobre 2022, « Habiller le ciel » parle de votre mère partie au ciel et à qui vous n’avez pas pu dire adieu. En quoi ce livre émouvant de tendresse, d’affection, de l’amour d’un fils pour sa mère, a-t-il pu être une sorte de thérapie pour vous ?
C’est gentil de dire que Mère est au ciel. Nous y logeons les âmes merveilleuses et qui y ont droit à l’immortalité bienheureuse. Dans le roman Habiller le ciel, Mère signale elle-même qu’elle se trouve au « Pays inviolable ». J’ai reçu cette confidence avec une émotion indescriptible. Vilaria me dictait alors la fin du roman telle qu’elle lui paraissait convenable. Ce qui est épatant est que Mère soit devenue critique littéraire après sa disparition et qu’elle m’est aidé à terminer ce livre selon son vouloir et non selon mes prévisions initiales. J’en suis encore tout chose !
Justement, on voit que vous vous placez dans la tradition africaine du dépassement du deuil magnifié par l’excellent poème de Birago Diop qui proclame : « Les morts ne sont pas morts ». Jusqu’à quel point ce roman sur l’amour maternel et éternel peut-il être considéré comme prolongeant la vie de celle qui vous invitait « à habiller le ciel de prières pour vous protéger des esprits maléfiques ? »
La prière était l’anti-naufrage par excellence, la bouée de secours pour m’éviter de couler quand les orages les plus furieux secouaient ma pauvre pirogue tanguant sur l’océan d’une vie démontée. Cette époque-là correspondant à la sortie de l’adolescence. Rien ne fonctionnait comme je le voulais. Le plus finaud des marabouts n’aurait pas parié un kopeck sur moi pour réussir en quoi que ce soit. La poésie que je taquinais m’attirait des insultes ; la moindre guitare dont je m’emparais et que je grattais déclenchait des irritations dans toutes les oreilles qui s’empressaient de se boucher. Le moindre chant que je poussais mettait les gens en colère. Et on ne se gênait pas, hurlant, de me dire que je ne savais que casser les tympans ; la plus innocente des dragues mettait en furie les filles. Un jour, une bossue, que je complimentais, croyant lui donner un peu de joie, m’a craché dessus : « Ton baratin-là-même est tordue ! Pssst ! » Et elle a tourné les talons. À l’école, je ramassais désillusion sur désillusion. Le voyage au Tchad fut « le pompon sur la Garonne ! » À un moment, j’ai cru qu’il ne me restait plus qu’à tirer ma révérence. Mais j’ai pensé que les miens en souffriraient. Surtout Mère, qui serait devenue inconsolable si j’avais écouté et mis à exécution mes pulsions.
Ce n’est pas la première fois que vous évoquez votre famille dans vos écrits. Pourquoi ce besoin, quand on sait la difficulté que cela peut représenter ?
Il n’y a pas d’insurmontable difficulté quand on est sincère. J’échouais en tout, mais avec une sincérité désarmante. Et puis, Mère détestait la défaite. Je consacre un chapitre à cet état d’esprit qu’elle m’a insufflé à très haute dose.
Une thématique revient souvent dans vos romans : la transmission. Elle porte même le titre de l’un de vos ouvrages. Elle est également au cœur de vos fonctions d’Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc à Rabat, institution voulue par le Secrétaire perpétuel Abdeljalil Lahjomri…
La Chaire est unique en Afrique et elle est portée par l’ensemble de l’Académie du Royaume du Maroc, répète constamment Monsieur le Secrétaire perpétuel. Ne personnalisons pas toujours ce qui relève d’une disposition collective et d’un cadre institutionnel clair. Figurez-vous que je ferai une conférence au cours de cette deuxième édition du salon du livre africain sur le thème « L’Afrique comme horizon de générosité. » C’est une manière de poursuivre tout le travail de régénération des fondamentaux africains initié par l’Académie du Royaume du Maroc. Un tournant particulier a été pris dans cette formidable institution en 2015 avec le colloque intitulé « L’Afrique comme horizon de pensée ». Ce turning-point, comme disent les anglo-saxons, a rebattu les cartes intellectuelles du continent et nous permet, à partir de la Chaire des littératures et des arts africains, de proposer des axes refondateurs. Il ne vous a pas échappé qu’essaiment partout des salons sur les littératures et les arts, que le thème du décloisonnement est partout à l’ordre du jour, de Marrakech à Bamako, et que des salons chantant les imaginaires africains se multiplient. Nombreux sont ceux qui crient : « Nous sommes tous des Africains ! » À l’Académie du Royaume du Maroc, nous le disons depuis et le pratiquons avec nos amis guinéens, mauritaniens, gabonais, maliens, sénégalais, angolais, camerounais, etc. et nous sommes enchantés de voir les « décloisonnements » se répandre sur des affiches de festival. Nous entendons partout le concept de « diplomatie culturelle » repris comme une donnée importante de la discussion sur le panafricanisme rehaussé. On s’aperçoit ainsi que Sa Majesté le Roi Mohammed VI a une bonne longueur d’avance sur cette thématique et sur les moyens mobilisés pour son application concrète. L’Académie du Royaume du Maroc est ouverte à tous et nous y chérissons les actions qui placent la diversité africaine, sa multiculturalité au rang de valeurs fondamentales. Les plus avisés pensent que nous pouvons revendiquer à tue-tête la paternité de ces idées. Nous disons simplement que la générosité est la valeur cardinale qui entraîne et précède toutes les autres. La transmission en est le vecteur essentiel, à la fois éducatif et performatif.
Quel rôle attribuez-vous à la transmission dans la formation de la conscience citoyenne et le mieux-vivre ensemble ?
Une Chaire comme celle que je dirige à précisément vocation à délivrer des enseignements. Nous le faisons par le mécanisme traditionnel des colloques et de la nouveauté à partir des pastilles télévisuelles et depuis le studio flambant neuf de l’Académie du Royaume du Maroc. Il est intégré au dispositif autonome de production et de diffusion des savoirs littéraires et artistiques continentaux. C’est absolument unique ! Nous avons porté, Dr Rabiaa Marhouch et moi, la chaire des littératures et des arts africains sur les fonts baptismaux pour historiciser et africaniser la pensée continentale sur l’inspiration du Secrétaire perpétuel et de ses équipes depuis le premier colloque portant réexamen de la notion de plagiat. C’était en mai 2022 et ce colloque initial visait la re-consacralisation d’un auteur majeur des littératures africaines : Yambo Ouologuem. L’Académie du Royaume du Maroc a intensifié l’offre de relecture des imaginaires africains de manière innovante à Rabat. C’est incontestable. Je rappelle que ce premier a réuni de grandes plumes tels l’écrivain et académicien Tahar Ben Jelloun (prix Goncourt 1987), la romancière Simone Schwartz-Bart, ainsi que des personnalités liées à la chaîne du livre comme l’agent littéraire Pierre Astier, et Ambibé Ouologuem, etc. Le deuxième colloque a questionné la « famille vue comme un labyrinthe ou une métaphore ». Là aussi, Marie NDiaye (Prix Goncourt 2009) et de nombreux auteurs et universitaires ont répondu à notre invitation à explorer le sens précieux de la transmission de la cellule familiale, institutions étatiques. Nous venons, en ce début d’année 2023, d’organiser, deux colloques sur « L’invention des écritures et l’état du narratif en langues africaines » d’une part, et sur « L’oralité, instrument privilégié d’interlocution ou un paravent pour l’Afrique ? » Le premier a accueilli le Sultan du Royaume des Bamoum, Muhammad-Nabil Mforifoun Mbombo Njoya, arrière-petit-fils du Sultan Ibrahim Njoya qui a inventé un alphabet et une langue à la fin du 19ᵉ siècle dans des conditions peu enviables. Des universitaires de New-York, d’Haïti, de France et d’Afrique sont venus à Rabat, à l’Académie du Royaume du Maroc, pour magnifier la vitalité des inventions africaines et la beauté des langues que ne cesse de saluer le philosophe Ali Benmakhlouf. L’oralité, cette capacité à nommer et à conter, vient de réunir à l’Académie du Royaume du Maroc, autour de Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008, et en hommage à l’écrivain cinéaste Ousmane Sembène, une autre belle fournée de penseurs et écrivains. Gabonais, Malien, Guinéens, Mauritaniens, Afghan, Camerounais, Kenyan, Algérien, Burkinabé, Malgache et Marocains, etc, nous avons montré la place singulière de l’Afrique dans diverses aspirations touchant aux représentations cosmogoniques, à l’art récitatif et à la poétique tant d’inspiration pastorale, urbaine ou métaphorique.
Vous serez présent au salon du livre africain de Paris, dont la 2ᵉ édition se tient les 17, 18 et 19 mars 2023 à la Mairie du 6ᵉ arrondissement de Paris, où vous donnerez donc une conférence sur « L’Afrique comme horizon de générosité : langues, rythmes et saveurs ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Notre Afrique a été longtemps regardée et scrutée sous toutes les coutures pour être abondamment racontée par d’autres. Il est temps qu’elle se raconte aussi elle-même et qu’elle sculpte les regards neufs sur ses arts de vivre et ses manières de penser le monde ou de panser les plaies du monde. Pas simplement dans la resucée sur le vivant, mais sur un axe qui va du visible à l’invisible. Il comprend la ligne mélodique du Mvett comme la ligne philosophique qui requestionne l’existence sur un modèle en déconnexion avec un ordre vermoulu, mais en reconnexion avec une pensée autonome et articulée sur un modèle plus sobre. Nous n’avons pas seulement le soleil, des manguiers et des palmiers en Afrique. Nous n’avons pas seulement le désert, les guerres et les famines. Nous avons des institutions qui fonctionnent et des savoirs à exposer et à mieux explorer. Nous avons, certes, des difficultés conjoncturelles à vaincre et, d’abord, à nous convaincre. L’Histoire n’est pas terminée. Nous avons des centres d’intérêt à défendre et nos cultures à proposer comme indicateurs de conversation et d’épanouissement multidimensionnels. Nous avons même des idées à suggérer : par exemple la construction d’école de la paix. La diplomatie est un art qui s’apprend dans des écoles d’élite. La paix, quant à elle, se construit partout et par tout le monde. Il faut partout des écoles de la paix pour l’enraciner et ceci commence par la revisitation et la réactualisation de nos imaginaires désensauvagés.
Vous êtes Docteur Honoris causa de l’Université Mahatma Gandhi de Conakry. La capitale de la Guinée abritera la 15ᵉ édition des 72 heures du livre, les 23, 24 et 25 avril 2023, sous le thème « Afrique, Littérature et Identités », pays invité, spécial Haïti, invité d’honneur le Bénin et comme commune invitée, Boffa. Vous soutenez cet évènement depuis plusieurs années. Qu’attendez-vous de cet acte 15 ?
Une revalorisation du capital de sympathie que représente Haïti, et une mobilisation des imaginaires africains dans la poursuite du décloisonnement entendu comme une nouvelle approche de nos coopérations intra-africaines. Nos richesses et notre patrimoine seront revalorisés parce que défolklorisés.
Quel regard portez-vous sur la littérature africaine aujourd’hui ?
Les littératures africaines ont besoin, comme nous le disons à l’Académie du Royaume du Maroc, de toutes les littératures africaines pour réorganiser leur réception, leur circulation et leur exposition. Nous le pratiquons et disons à ceux qui veulent nous imiter qu’ils sont les bienvenus et que nous avons trois grandes classifications à opérer et à animer pour requalifier les moteurs à explosion littéraires et artistiques africains en trois principales catégories :
1 – Les auteur(e)s sacré(e)s
2 – Les auteur(e)s consacré(e)s
3 – Les auteur(e)s massacré(e)s
Cette classification n’est qu’une manière de recadrer et relancer le goût comme le sens des enseignements. La chronologie nous donne un avantage considérable : Apulée est Africain. La créativité contemporaine des Africains et de la diaspora nous confère un autre avantage : nous sommes partout attendus. Ne gâchons pas ce « momentum » littéraire et artistique par des oppositions stériles ou factices. L’académie du Royaume du Maroc, à travers la Chaire des littératures et des arts africains, ouvre les portes à tous et à toutes non pour dominer, mais pour renforcer nos courants de fraternité panafricains. C’est cela, l’horizon de générosité comme moteur à carburant non fossile et inépuisable.
Vous avez pris des positions publiques contre la création de commission mixte sur la mémoire de la colonisation. Il y a une polémique sur la nomination par le président français de l’artiste Blick Bassy pour la co-présidence de la commission d’historiens. Votre réaction ?
Une commission d’historiens doit en principe réunir des historiens. N’est-ce pas ? Le cadre doit correspondre à la chose pensée. La France est un grand pays autonome et qui dispose d’un gros siège au Conseil de sécurité de l’ONU ; elle nomme qui elle veut pour s’occuper de ses affaires. Posez la question au Cameroun qui est aussi un grand pays souverain et qui approuve ou désapprouve des positions ou des actes contraires à ses intérêts. Je n’ai de mandat ni de l’un ni de l’autre. J’ai donné ma modeste position d’écrivain sur la colonisation, considérant qu’elle a été un système qui a exploité et a massacré. J’ai aussi considéré que seules des entités opérant dans un cadre multinational et multilatéral pouvaient efficacement coopérer pour mettre symboliquement et durablement fin à un système adopté et validé lors d’un funeste congrès fondateur à Berlin, en 1884, dans un cadre précisément multinational. J’ai également indiqué que l’Histoire n’appartenait pas aux seuls historiens. Ai-je été suivi ? Peut-être. Mais il ne s’agit pas de moi, mais des calamités d’hier qui ne passent pas. Je pense aussi que l’artiste Blick Bassy dont vous parlez a publié un très beau roman, il y a six ans, je crois : Le Moabi cinéma. J’y ai beaucoup aimé un personnage appelé, si mes souvenirs sont bons, « Google ». Il jouait le rôle d’une sorte d’encyclopédie universelle. Eh bien, pourquoi ne parle-t-on pas de ce roman distingué par un grand prix littéraire africain ? J’aime les écrivains, tous les écrivains et écrivaines. Vous n’ignorez pas non plus mon amour pour la musique… et l’Histoire ! Mais pour moi, on oublie trop souvent la géographie : le continent africain et sa diaspora !
Mené par Jean-Célestin Edjangué