Le réalisateur d’origine algérienne était l’un des présidents du jury du 19ᵉ festival international du film panafricain(FIFP) de Cannes, qui s’est déroulé sur la croisette du 18 au 23 octobre dernier. Dans cet entretien exclusif qu’il a bien voulu nous accorder, ce passionné de l’image et du son, qui vit en Italie, pose son regard sur la situation politique générale en Europe aujourd’hui avec la montée des extrêmes, mais aussi sur l’état du cinéma africain d’aujourd’hui et du ballon d’or de Karim Benzéma.
Bonjour Rachid Benhadj. Comment allez-vous ?
(Sourire puis yeux rieurs). Je vais bien et je suis heureux d’être parmi vous, mes compatriotes panafricains. C’est un bonheur partagé d’être avec vous ici à Cannes, ville de cinéma par excellence.
Quelle analyse faites-vous de cette propension que semble avoir l’Europe aujourd’hui avec la montée des extrêmes, comme récemment en Italie où un gouvernement d’extrême droite est arrivée au pouvoir ?
Je pense que nous, Africains, allons passer de mauvais moments. Pour l’extrême droite, ça a toujours été le bouc émissaire, ce sont les immigrés, les réfugiés, les étrangers qui arrivent… Je pense que c’est beaucoup plus une politique européenne. L’extrême-droite est passée en Italie, mais en France ce n’est pas mieux puisque l’extrême-droite est aux portes du pouvoir, le sort en Allemagne n’est guère plus enviable.
C’est une situation qui vous désole ?
Ça désole énormément. Parce que ça se répercute sur notre travail. Les portes vont se fermer de plus en plus. Nos images ne vont pas trouver facilement d’espace de diffusion. C’est pour cela qu’un festival comme le Festival du cinéma panafricain à Cannes, en France, est très important. C’est un moment de résistance pratiquement, c’est que je disais à Basile (Basile Nganguè Ebellè, président-fondateur du festival international du film panafricain(FIFP) de Cannes, ndlr). C’est dans des situations comme celle-ci qu’on voit qu’en Afrique, il y a des films qui se font, qu’ils arrivent, qu’on peut les regarder, c’est très important. Ramener cette image dans, on veut bannir, ne pas la montrer… On le voit dans tous les journaux, l’Africain est pratiquement absent.
C’est vrai que ce moment de résistance est encore compliqué par le contexte de la guerre russe en Ukraine. En quoi peut-on considérer que c’est une circonstance aggravante ?
C’est justement ce qui a accentué le problème. C’est pourquoi je disais que dans des moments de crise, c’est toujours l’extrême qui passe au pouvoir. Ce qui se passe actuellement entre l’Ukraine et la Russie, ce n’est pas agréable. Sans aller vers le pire, je l’espère. Il y a aussi cette rigidité par rapport aux politiciens européens, américains, russes, chinois… Enfin de compte, c’est toujours l’Afrique qui paie le plus lourd tribut. Ces pays, l’occident est en train de vouloir changer pour des intérêts économiques, mais nous Africains, nous allons nous appauvrir encore plus. Alors que nous avons beaucoup de richesses, mais qui profitent toujours aux pays riches.
Mais l’Afrique a-t-elle les moyens d’être beaucoup plus solidaire, plus soudée, pour trouver des mécanismes qui la protègent tout en lui permettant d’aller chercher au plus profond d’elle-même des ressources pour se réinventer ?
Je pense sincèrement que oui. Dans des moments comme de crise comme celui-là, ça donne envie à beaucoup de pays de se réveiller. Si on prend ce qui se passe en Afrique de l’Ouest, à Ouagadougou, au Burkina Faso, à Bamako, au Mali, à Conakry, en Guinée… C’est le bouillonnement de quelque chose qui est en train de changer. On veut sortir de cette domination française et occidentale, mais aussi sur le plan culturel. Parce que la liberté vient à travers la culture. Or, dans nos pays, on n’accorde pas beaucoup d’importance à l’art, au cinéma, à la culture en général. Si prend le cas de l’Algérie, mon pays d’origine, ce qu’a vécu ce pays avec le terrorisme, la décennie noire… c’est un phénomène culturel. Quand on bannit la culture, automatiquement, ce sont les extrêmes qui montent, c’est la haine, l’ignorance surtout. On laisse nos pays dans l’ignorance. Vous avez fait référence aux pains nus dans votre propos introductif. Pourquoi j’ai fait ce film ? Choukri, l’écrivain marocain, en est le parfait exemple. Il vivait dans l’ignorance la plus totale. Dans ma tête, je me disais l’Afrique, on l’a rendue ignorante. Quand Choukri, qui ne savait ni lire ni écrire, se rend compte de son ignorance, il décide à l’âge de 20 ans d’aller à l’école. Tout le monde se moque de lui. Il devient enseignant. Et quand je l’ai connu pendant la préparation du film, il parlait quatre langues. Il a été candidat deux fois au prix Nobel. C’est l’image type d’un Africain qui part de rien, mais qui démontre qu’on peut arriver à un sommet important. Tout cela passe à travers la culture, la connaissance et bannir l’ignorance. Et comme dans tous les pays Africains, on maintient le peuple dans l’ignorance pour pouvoir le dominer.
Vous l’avez dit, le monde est en pleine mutation. Les films sélectionnés reflètent-ils ce climat d’incertitude qui entoure une période de métamorphose ?
Exactement. Parce que quelque part, il y a une prise de conscience des réalisateurs présents, des journalistes, artistes… On évolue aussi par rapport au contexte, à la situation. Faire un film sur l’Algérie, par exemple, aujourd’hui, intègre une remise en cause avec une réflexion. On ne peut pas continuer à rejeter toutes les fautes sur l’occident. Nous aussi avons à faire notre propre autocritique.
Terminons cet entretien par quelque chose de plus léger, mais de tellement heureux. Karim Benzéma est le 66ᵉ ballon d’or de France football. Il a dédié son trophée au peuple. On imagine que vous partagez son bonheur ?
Je crois que dans tous les métiers, c’est une question de résistance. Premièrement, il faut y croire. Ensuite, quand on croit en quelque chose, ça devient une passion et ça reste. Cette passion, on la paie cher pour le cinéma africain. Et pour arriver là où il est arrivé, Karim Benzéma, après avoir eu tant de moments difficiles, c’est qu’il aime sa passion et il a cru en lui-même et à sa passion. Le ballon d’or n’est que le résultat de cette passion et d’un échange entre ceux qui ont cru en lui et lui en eux. Le fait que je vienne ici, que je rencontre des réalisateurs, journalistes ou artistes africains, je sens qu’ils croient en moi et moi, je crois en eux. C’est un échange. Quelque part, on ramène une petite pierre dans ce monde qui est chaotique, qui est en train de changer. Cette pierre, c’est le Festival, c’est une belle rétrospective qui n’a rien à envier à Nextflix ou à je ne sais quelle télévision occidentale. Alors qu’il y a plein de films africains qui auraient pu avoir une plus grande audience. Mais, ça va venir, j’en suis persuadé. On ne peut pas échapper à l’Afrique !(Large sourire).
Merci Rachid Benhadj pour cet entretien exclusif,
C’est moi qui vous remercie pour ce beau moment.
Mené par Jean-Célestin Edjangué à Cannes