Secrétaire perpétuel de l’académie du royaume du Maroc, il explique la genèse de la création de l’Académie du Royaume du Maroc, les enjeux de son ouverture à la jeunesse, et fait le point sur la première année de la Chaire des littératures et Arts africains, célébrée par l’organisation d’un colloque international sur « l’esthétique africaine », les 6 et 7 juillet 2023, à Rabat. Éclairant et envoûtant.
Monsieur le Secrétaire Perpétuel, je vous exprime toute ma gratitude d’avoir accepté de me recevoir dans cette belle, verdoyante et noble institution que vous dirigez à Rabat. Comment est née l’Académie du Royaume du Maroc et quelles sont ses différentes missions ?
M. Edjangué, c’est moi qui vous remercie d’être venu me rencontrer dans cette maison qui est aussi la vôtre. Le parcours de l’Académie actuelle peut être résumé en deux phases. La première phase concerne sa création par sa Majesté Hassan II le 8 octobre 1977. Il en a fait un cénacle d’un certain nombre de leaders politiques, penseurs, philosophes, de grands hommes issus d’une élite nationale et internationale. Ils se réunissaient deux ou trois fois par an, pour discuter d’un thème relatif aux problèmes contemporains et confié à leurs analyses et prospectives par sa majesté Le Roi Hassan II, que Dieu veille sur son âme. Ils en discutaient sous la Coupole, qui est une des idées de Sa Majesté Hassan II. Et, il lui arrivait aussi de les recevoir et de débattre avec ses hôtes sur les thèmes proposés. La deuxième phase, c’est la volonté du Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, qui, lui, a souhaité que cette Académie garde ce cénacle, mais en même temps que l’Académie s’ouvre à la jeunesse. En particulier pour que les post-gradués, les doctorants, ceux qui seront les décideurs de demain, puissent rencontrer ceux qui ont fait l’histoire, pour favoriser une rencontre, une transmission intergénérationnelle. Il en a résulté de cette ouverture une Académie disponible à la conversation certes entre membres, mais des personnalités qui mettent leurs réflexions à la disposition des jeunes qui sont l’élite de demain. C’est pour cela que l’Académie est devenue plus accessible. Et, c’est la raison pour laquelle nous avons maintenant, au sein de l’Académie, quatre instituts. L’Académie proprement dite composée de 30 académiciens marocains et 30 autres étrangers (Africains, Européens, Américains, Monde Arabe, Monde Extrême-Orient…). Deuxième institution, l’Institut académique des Arts, qui œuvre à la promotion des Arts au Maroc, en Afrique et dans le monde. Troisième institution, la Haute instance de traduction. On s’est rendu compte que la traduction qui était négligée dans notre pays n’avait pas d’institution. Cette dernière permettra de traduire les œuvres de toutes les cultures afin de permettre à nos jeunes chercheurs, nos décideurs de demain, d’être en contact avec les cultures des autres pays. Et, la quatrième institution, c’est encore plus fondamental, c’est l’Institut royal de la recherche de l’histoire du Maroc, dont le champ s’étend sur la recherche de toute l’histoire. Pour Sa Majesté Mohammed VI, il est important de connaître son histoire d’abord pour pouvoir construire le monde de demain, mais également pour pouvoir réécrire l’histoire du pays. C’est la raison pour laquelle nous avons organisé, il n’y a pas longtemps, un colloque intitulé : « Et si l’Afrique réécrivait l’histoire de l’Afrique ? » La Chaire des Littératures et des Arts africains n’est qu’une émanation de cette nouvelle volonté de sa Majesté le Roi Mohammed VI de faire de ce lieu un espace hybride, un mélange entre l’Académie classique comme l’Académie française et le Collège de France où il y a des leçons, des Chaires. Nous avons créé en premier la Chaire des Littératures et des Arts africains parce qu’elle nous a semblé être une très grande priorité et, surtout, en cohérence avec notre ouverture géopolitique continentale. L’histoire nous lie. Tout ce que nous avons vécu avec nos amis africains est connu. C’est le moment de pouvoir nous rencontrer dans un lieu de liberté de penser totale, dans un but constructif, un lieu où l’on sort des confrontations douloureuses pour des confrontations heureuses (éclats de rire).
« L’Afrique est à vénérer et non à chahuter. »
Voilà qui devrait permettre de mieux comprendre ce que c’est que cette grande institution. Vous avez parlé de la Chaire des Littératures et des Arts africains, créée il y a un an, en mai 2022. Ce Colloque international sur les « Considérations de l’Esthétique africaine », qui vient de se tenir les 6 et 7 juillet 2023, en marque donc le premier anniversaire. D’où vient l’idée de cette Chaire et comment avez-vous vécu le colloque qui a marqué la première année de son fonctionnement ?
La Chaire des Littératures et des Arts africains est une émanation de l’Académie du Royaume du Maroc et s’appuie donc sur des fondations solides. Elle sert à apporter des réponses concrètes à des problèmes de notre temps : il y a ceux d’un éclatement des littératures et d’un émiettement des domaines artistiques qui, loin de rendre compte de la diversité en tant que richesses, présente la méconnaissance des uns des autres comme calamité irréductible… La Chaire a donc vocation, voyez-vous, à rassembler pour ressouder et mettre en lumière, de faire rayonner pour mieux partager. Dans chaque continent, le génie particulier s’expose et s’exporte. Le génie africain est, quant à lui, considéré comme primitif dans un malheureux sens péjoratif. Or, le primitif renvoie au premier, justement, au plus ancien. Donc au vénérable. L’Afrique est à vénérer et non à chahuter.
Le projet de cette Chaire est né de la nécessité d’apporter une réponse dynamique au décloisonnement, à la valorisation des littératures et des arts africains et à la circulation de ce gigantesque patrimoine en Afrique. C’est la raison pour laquelle l’Académie a aussi créé l’outil autonome de production de pastilles audiovisuelles sur les littératures africaines. Nous les élargirons aux différentes disciplines artistiques.
Ce qui s’est passé, lors du colloque international « Considérations sur l’esthétique africaine », les 6 et 7 juillet 2023, je l’avoue, m’émeut particulièrement. Comme vous l’avez constaté vous-même, il y a une ambiance de travail, de liberté de penser. Les gens étaient dans cet espace de jardins heureux, de débattre comme dans l’ancien temps où les philosophes circulaient, déambulaient (tel Aristote et ses élèves), discutaient. Il y a une ambiance de fraternité qui a permis un climat pétillant, épanouissant. Il y a eu une richesse extrêmement importante qui s’est exprimée, et là, devant cette richesse, je suis très heureux. Car, comme vous l’avez remarqué, il y a plus d’une vingtaine d’intellectuels, artistes, penseurs africains qui sont venus rencontrer des écrivains, des auteurs, Marocains. Et, ça s’est terminé par cet appel à la Paix lancé de manière solennelle, que vous-même avez présenté à la presse, et qui mobilise la communauté intellectuelle et politique, car elle a pris conscience qu’il est vraiment temps que nous fassions de la paix un objectif partagé. Une chose est importante à signaler : la Chaire des Littératures et des Arts africains avait aussi pour but de pratiquer le décentrement. Car le centre n’est pas placé et figé en Europe. Nous avons voulu décloisonner, et surtout faire en sorte que l’Afrique ou les pays d’autres continents ne soient plus considérés comme la périphérie, le centre étant donc l’Europe, et les grandes capitales. Au fond, il n’y a plus de centre ou alors, disons que tout est centre. Je crois que les amis africains, les européens et autres ne viennent pas ici dans un rapport d’infériorité, mais d’égalité de pensées utiles et fructueuses.
Quels sont les critères d’inscription à la Chaire pour ceux qui sont intéressés par les activités de cette institution ?
Il n’y a pas de critère d’inscription, puisque nous ne sommes pas un établissement universitaire délivrant des diplômes. La Chaire correspond à un label destiné à produire des savoirs de haut niveau et utiles aux chercheurs et aux doctorants. Il s’agit de réaliser, à partir des colloques, des séminaires ou des journées d’études, l’état de l’art sur un point particulier touchant à une question de notre temps. C’est autour d’une question précise, pouvant mobiliser des contributions intellectuelles respectables, que tout se détermine. C’est ce que la Chaire a réalisé dans une année de « marquage de son champ intellectuel », de son ancrage dans le paysage des idées et des échanges discursifs à partir de la problématique globale que nous avons déclinée en un mot d’ordre performatif en 2015 : « L’Afrique comme horizon de pensée ». Quelle Afrique ? Ceci a donné lieu à la production d’un livre collectif. Il a constitué une mise en chantier du travail et l’Académie du Royaume du Maroc a soutenu cet ouvrage, « Qu’est-ce que l’Afrique ? Réflexions et perspectives », livre collectif publié en 2021. Il a été le navire amiral tirant la Chaire vers le grand large, si je peux utiliser cette métaphore maritime. Ce livre traduisait bien nos préoccupations. Ensuite, des colloques plus ciblés, ont rythmé l’année académique de la Chaire de 2022 à 2023 sur plusieurs thématiques : « La famille vue comme un labyrinthe ou une métaphore », « l’invention des écritures », « l’oralité » et enfin, celui que nous venons de vivre sur « l’esthétique africaine », ont donné corps à ce que l’Afrique contient, propose, discute et promeut. L’Académie a aussi innové en faisant en sorte que le déclaratif parachève une énonciation. Le colloque sur l’oralité, à partir duquel des idées claires sur les atouts africains issus de l’art de la palabre, a débouché sur une déclaration de Rabat. J’en profite pour saluer très fraternellement et chaleureusement la délégation malienne qui a apporté une preuve vivante de cette capacité africaine à traverser ensemble les épreuves et à restaurer le cousinage à plaisanterie. C’est un grand moment de concorde africaine que nous avons vécu. Des points prioritaires sont sur les rails : l’écoute et la conversation, l’exposition des pensées et la circulation des idées. Sur le décloisonnement, il y a incontestablement une « mimesis » en cours, puisque tout le monde veut décloisonner. C’est très bien et nous encourageons tous les Africains, organisateurs d’évènements culturels, à nous imiter.
« Il est vraiment temps que nous fassions de la paix un objectif partagé. »
L’institution d’une Chaire des Littératures et des Arts africains est, je pense, une première en Afrique. Qu’est-ce que cela vous procure d’être pionnier en la matière ?
Les pionniers ne montent pas sur les tribunes pour s’autoproclamer. Ils agissent. En tout cas, l’Académie du Royaume du Maroc ne regarde pas ce que font les autres, elle s’occupe de ce qu’elle peut faire et de la coopération des bonnes volontés. Que ce soit dans le domaine purement historique, elle a organisé, au mois de juin 2023, le colloque que je rappelais plus haut et intitulé : « Et si l’Afrique réécrivait l’Histoire de l’Afrique ? ». Cette semaine (du 3 juillet 2023, ndlr), s’est tenu un séminaire sur le dialogue interreligieux. Aujourd’hui (le 7 juillet 2023, ndlr), nous achevons nos travaux sur « l’esthétique africaine ». Tout est affaire de disponibilité et pas de compétition. L’Afrique n’est pas en compétition, elle est au principe. Elle n’a donc pas à subir des injonctions, elle trace son chemin et avec la patience au cœur, comme l’a expliqué Djaïli Amadou Amal, Prix Goncourt des lycéens 2020, en puisant ses références à la source et à l’art de vivre peul qu’elle nomme Pulaaku.
Quelles sont les difficultés que rencontre la Chaire dans la réalisation de ses objectifs, au quotidien ?
Les difficultés existent partout. Mais, si vous voulez vous en tenir à elles, vous restez couché et vous ne faites rien. Nous faisons avec la volonté d’aboutir.
« Sa Majesté souhaite que l’élite apporte à la jeunesse son expérience et que ces jeunes montrent aussi leurs aspirations. »
Nombre de participants au colloque anniversaire, sur l’esthétique africaine, les 6 et 7 juillet 2023, ont été impressionnés par la qualité des interventions et l’atmosphère exceptionnelle qui a prédominé tout au long des deux jours de cette rencontre internationale. Avez-vous déjà quelques idées de thématiques de réflexions pour les semaines et mois à venir ?
Pour l’instant, je dois vous dire que l’anniversaire est une pause. Nous allons procéder à l’évaluation de tout ce qui a été fait : nous avons fait l’oralité, la famille, l’Afrique comme horizon de pensée, la Méditerranée comme horizon de pensée… Considérations sur l’esthétique africaine. On va faire l’Europe comme horizon de pensée. On fait une pause qui va nous permettre de savoir si cette façon de faire est une méthodologie intéressante de travail, si cette magie peut être maintenue, ensuite, nous allons définir un certain nombre d’axes de réflexions. Mais, je peux déjà vous dire qu’un axe est très important, celui de la restitution sur le plan des arts et l’écriture de l’histoire. Personnellement, le colloque de l’Afrique se penchant sur l’historiographie et l’écriture de l’histoire de l’Afrique par les Africains est un axe majeur pour l’avenir. Un autre axe qui nous paraît très important, est la réhabilitation de Yambo Ouologuem, Prix Renaudot 1968, que l’Europe a pratiquement détruit. Un génie qui a fini à Sévaré au Mali, dans un état lamentable. Tout ça pour montrer qu’ici, en Afrique, nous pouvons nous-mêmes produire et élire nos écrivains, les célébrer, plutôt que de laisser l’Europe, de temps en temps, les malmenés ou les rabaisser au plagiat. Le Goncourt obtenu par Mohamed Mbougar Sarr a été, sur ce point, extrêmement réconfortante.
Vous avez dit, au début de cet entretien, que l’un des objectifs de sa Majesté Mohammed VI, que Dieu l’assiste, est que l’Académie s’ouvre à la jeunesse. Comment cela se traduit concrètement ?
Oui, c’est-à-dire que le concept de l’Académie classique est terminé. L’Académie vue comme un cénacle est terminée. Elle n’est plus une confrérie où ceux qui ont régi le monde intellectuel, philosophique, politique, et se réunissent entre eux. Sa Majesté Mohammed VI souhaite que l’élite apporte à la jeunesse son expérience et que ces jeunes montrent aussi leurs aspirations. Ce qui fait que le lieu est très ouvert, intergénérationnel, et non pas fermé. Ouvert essentiellement à cette jeunesse qui a terminé ses études universitaires post-graduées et qui doit entrer dans la vie active, et qui parfois sombre dans une errance. Il faut un lieu où ces jeunes peuvent s’épauler, se consolider, se poser pour réfléchir à l’avenir qu’ils veulent donner à leur pays et à leur continent. Il y aura donc bientôt plus qu’un colloque sur la jeunesse, à l’Académie du Royaume du Maroc.
Merci beaucoup, M. Le Secrétaire Perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc, pour votre disponibilité.
C’est moi qui vous remercie, M. Edjangué, pour l’intérêt porté à notre institution.
Réalisé par Jean-Célestin Edjangué à Rabat