Mémoires d’un Africain de retour au continent natal
Par Eugène Ebodé*
Eugène Ebodé, universitaire camerounais, écrivain à succès qui vient de publier chez Gallimard Habiller le ciel, est Administrateur de la Chaire des Littératures et des Arts africains au sein de l’Académie du Royaume du Maroc créée par le Secrétaire perpétuel, Abdejlil Lahjomri, avec l’ambition de décloisonner l’histoire, les arts et la culture de l’Afrique par la recherche. Installé depuis quelques mois à Rabat, au Maroc, après avoir passé 40 ans en Europe, notamment en France, il partage son retour d’exil dans une chronique mensuelle, le premier vendredi de chaque mois, en co-publication Newsafrica24.fr et Quid.ma Son but, reconstituer la mémoire de ces quatre décennies européennes durant lesquelles il n’a jamais cessé d’œuvrer pour l’unité du berceau de l’humanité.
Dans ce 4è chapitre, il se remémore son Grand Oral et l’invitation, une année auparavant à Science Po Aix-En-Provence, de Joseph Antoine Bell, alors capitaine de l’Olympique de Marseille et international Camerounais.
C’est ici que s’achève l’innocence (Chapitre 4)
Le Grand Oral était semblable à un pénalty de fin de partie qu’il ne fallait surtout pas rater. Le coefficient de cette ultime épreuve qui clôturait le cycle de trois années à Sciences-Po était élevé. On tremblait tout en allant le tirer, mais il était interdit de montrer son trouble et encore moins l’anxiété fourmillante qui vous tenaillait et brisait reins et pattes. On jouait gros, car on pouvait, en une demi-heure, tout rater, à cause de cet exercice surnoté avec lequel il était interdit de badiner. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! » observa Jean Racine (1659-1699) après le stoïcien Sénèque (4 av. J.-C. – 65 ap J.-C.). Le péril était grand de sortir laminer du Grand oral et de quitter la rue du paléobotaniste français Gaston de Saporta (1823-1895), la tête basse et sans diplôme. Nous étions astreints à des répétitions épuisantes et à des lectures fiévreuses et multiples. Il y avait cependant des plages ludiques, quand nous jouions à énumérer les capitales du monde disposant de sept collines (je pensais surtout à Yaoundé et pas à Rome) ou celles qui ne se trouvaient pas dans les villes les plus peuplées ou réputées de leur pays. Ceci était une petite goutte de détente dans un océan de complexités au centre duquel la variabilité du dollar jouait encore un rôle et la géopolitique, instable et imprévisible, charriait toujours ses conflits au Proche-Orient et ses sommets de la dernière chance. Durant la période d’intenses révisions à laquelle nous étions livrés, je délaissai les bachotages pour les plaisirs de la course à pied. Je pensais à mon père qui se gardait de toute émotion tonitruante et pris parti pour son flegme. Il était d’un naturel optimiste et discret. En cas d’échec, il serrerait la mâchoire et lèverait les yeux au ciel. En cas de victoire, il serrerait toujours la mâchoire, de manière à la faire grincer, mais de satisfaction, comme on serre un poing vengeur et victorieux. Mère, la plus émotive, devait être dans tous ses états. On m’apprit ce que je savais déjà : elle avait réservé un emplacement sur le mur du salon familial et se tenait prête à y accrocher le valeureux parchemin. Je pensais naturellement à mes frères et à mes sœurs restés au pays et qui attendaient sans inquiétude le moment de la nouvelle et l’instant où ils pousseraient un cri de célébration et de soulagement. Les tantes et les oncles ne manqueraient pas de venir à Douala pour festoyer et, si par malheur, j’échouais, ils iraient consulter les féticheurs pour me délivrer des ensorcellements fatidiques qui, seuls, seraient responsables de ma débâcle. J’abordai néanmoins, malgré le sport et la condition athlétique que les tours de piste me permettaient d’avoir, les jours qui précédaient l’examen avec l’anxiété que le Grand O savait diffuser.
Ce stress invitait donc à trembler réellement de tous ses membres en entrant dans la salle réservée aux futurs impétrants et qui était contiguë au bureau du directeur. Il était généralement présent au cœur du jury. Tout en redoutant l’exercice et le tirage au sort d’un sujet à commenter pendant dix minutes avant de subir l’interrogatoire sans concession du jury puis les questions de culture générale, on allait s’arranger pour apparaître devant la mitraille en exhibant une grande sérénité. Il était important de montrer qu’on maîtrisait ses nerfs et qu’on dominait son sujet. À ce propos, il convenait de ne pas oublier de proposer un canevas général en deux parties, elles-mêmes équilibrées par deux sous parties équitablement argumentées. Le camp d’en face, c’est-à-dire le jury, « Le bûcher de nos vanités », semblait constitué de torches allumées pour nous incendier, nous déstabiliser et mettre en pièces la carapace que « le petit con de bourgeois » ou « la petite bourgeoise prétentieuse » avait fabriquée et qu’il s’acharnerait à transpercer de flèches. Le Maître n’avait pas manqué durant le dernier mois de préparation de nous fournir ses conseils pare-feux, mais je fus surpris de le retrouver dans la troupe des incendiaires.
Le buste en léger retrait, l’œil toujours vif, qui roulait derrière les lunettes. Il m’adressa un clin d’œil, l’air de dire : « On les aura ! » Il trépignait en bout de table ; à côté de lui, le professeur Ricci, spécialiste de droit public, d’origine Corse, était pourvu d’un délicieux zozotement et son cours, très dynamique, avait toujours été ponctué de citations de la pièce de théâtre de Jean Giraudoux (1882-1944) La guerre de Troie n’aura pas lieu. Méthodique, il avait préparé une batterie de questions, le nez dans ses fiches. Je cessai de les regarder pour chasser l’envie qui me pressait de prendre mes jambes à mon cou. Au centre du jeu, trônait le directeur de l’École, le professeur Jacques Bourdon, spécialiste du droit administratif des collectivités locales. Puis le Doyen Debbasch, spécialiste en droit constitutionnel. Fermait, à l’autre bout de la table, Mme… une historienne, dont j’ai oublié le nom, que le Maître avait surnommée « celle qui danse la gigue avec la fachosphère ». Ses opinions penchaient ou louchaient vers la droite extrême. D’où viendraient les coups, généralement tordus ? Le Maître, en guerrier, avait été clair en nous préparant à ce rendez-vous : « Les coups, les coups. Il vous appartient de les esquiver. La stratégie ne doit pas être celle du bunker assiégé. Faut arrêter avec les Lignes Maginot, hein ? Ça faisait rigoler les Allemands qui, pendant qu’on creusait pour s’y planquer, motorisaient à toutes berzingue ! Sans stratégie, vous mènerez toute bataille dans la position merdique de l’agonisant. Je dirais même du gisant ! Elle correspond à la défaite, quand on n’a plus que le fossoyeur à convoquer pour vous jeter dans le trou. En 39, on s’est jetés dans le trou Maginot tout seuls ! » Bruno Etienne avait ses façons et ses prescriptions. Pour la petite soldatesque, la troupe des disciples du Maître que nous formions, qui le suivaient après les cours et le harcelaient de questions, l’épreuve finale était la mère des batailles pour les étudiants de troisième année. Il était notre général imprécateur, mais gentiment grondeur : « Laissez de côté les gavages ! Relisez Sun Tzu (544 av. J.-C.) : De la stratégie avant les baïonnettes ! C’est-à-dire ? Eh bien, voyons ! l’art de la guerre mobilise trois conditions : du culot, du mulot et du costaud ! » Que dissimulait cette trilogie bravache ? Deux éléments paraissaient clairs : Oser et s’élever. Le premier et le dernier. Je butais sur celui du milieu : Le mulot ! Que venait faire ici un rongeur ? « C’est emmerdant, ça, hein ? Réfléchissez : le mulot, en quoi est-il expert ? » En grignotage ! « Bien. Et que cherchez-vous sous le soleil de l’employabilité, comme disent les spécialistes de la ressource humaine ? Certains sont prêts à tout pour y arriver ! » Des places ! « Alors, les enfants, la place, la position, voilà la chose nommée. Au boulot !… » Il ne nous restait plus qu’à penser à grignoter des « positions » durant le Grand Oral. Le mulot, ce rongeur discret. Il ne servait à rien de brandir des muscles et des crocs puissants quand on pouvait, à bas bruit, agrandir son périmètre de sécurité. « Grignoter centimètre par centimètre l’espace et opter non pas pour une stratégie d’attaque, mais de la ruse du karatéka. Vous me suivez ? Même Mircea Eliade (1907-1986), qui a tant réfléchi sur la dialectique du sacré et du profane, est simplement revenu sur la notion de symphonie. Vous appelez cela la « zénitude », ou un barbarisme du même ordre. Pour lui, cela passait par le yoga. Vous me suivez ? Mince alors, comment ne me suivez-vous pas ? Il s’agit, devant tout obstacle, de s’appuyer en permanence sur la force de l’adversaire pour le faire plier. Compris ? » Entendu.
La nostalgie des origines (Gallimard, 1971) n’était pour le Roumain Mircea Eliade que le goût du paradis envolé. Nous partions généralement à sa recherche, comme on le ferait d’un paradigme perdu. Le Maître, Bruno Etienne, nous invitait à convoquer une trilogie bancale « pour ne pas se laisser emmerder par les statuts, les rôles, les places ». La vie sociale n’étant d’ailleurs plus, toute chose étant égale par ailleurs, qu’une affaire de lutte des places et non de lutte des classes. Ruser pour vaincre. Vaincre en rusant. Il importait donc durant l’épreuve du Grand O de se montrer habile dans la gestion de ses émotions et chirurgical dans le choix des réponses. Le Maître convoqua Gide (1869-1951) : « Ce brave homme qui voyagea d’Union soviétique au Congo, tordant le cou à bien des somnolences, ramena de Madagascar l’idée que la vérité pouvait être en dessous et non sur une balance. Le nouveau jeu imposait une logique autre : celle de la rhétorique. Ainsi des hainteny, cet art malgache qui met en lumière la supériorité de l’esprit agile et enseigne comment vaincre quand on est l’accusé et non la victime. C’est aussi un peu ce que signalait La Fontaine, s’appuyant sur le capital initial ou le moteur patrimonial, en délivrant sa célèbre sentence dans Les animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Les Malgaches, quant à eux, déclarent vainqueur à l’applaudimètre le forban contre l’outragé ; ils montrent l’importance du spectaculaire sur le réel. Comprenons-nous bien, précisait le Maître, ce forban ou fourbe, est, chez nous, celui qui manie bien la litote et jongle avec les mots pour s’attirer des acclamations et s’octroyer des prébendes. Si toute lumière a son extincteur, pour parodier Mircea Eliade, nous ne pouvions oublier les apports de Norbert Elias (1897-1990) sur les processus de civilisation, lesquels transitent, pour leur diffusion et transfusion dans la société, par les canaux autorisés du détenteur de la violence légitime : l’État.
Je ne les oubliais pas. Le Maître insistait néanmoins sur la relativité en sciences sociales. Plus tard, mes lectures du voyage, à bien des égards cocace de Norbert Elias au Ghana, sous la plume de l’anthropologue de Jack Goody (1919-2015), rendaient compte des renversements et contestations pour revoir les civilisations considérées comme décentrées, voire anhistoriques. Dans Le vol de l’histoire (Gallimard, 2010), Goody tempête justement contre la confiscation de notions produites comme une superproduction et une expression de la suprématie occidentale. À l’appui de sa démonstration, il décrit Norbert Elias arrivant dans un village ghanéen à bord d’une voiture conduite par un chauffeur. La scène est significative du renversement des positions. Norbert Elias, l’Occidental, parti observer les Ghanéens, est tout surpris que les villageois se demandent lorsqu’il descend de voiture où est sa femme. Lui, le célibataire endurci, est tout ébaubi par tant d’inutile sollicitude. Mais au coucher du soleil, à lui de s’étonner de l’absence d’électricité dans le village…
« Nos mondes cultivent l’étonnement des uns sur les autres. Et chacun ne veut voir que son meilleur profil ! Les ruses sont une manière d’échapper à l’étonnement. Ou de contourner l’élimination. Compris ? Qui n’a pas compris cette lapalissade ?… Vous êtes vraiment des petits cons de… je plaisante, car je vous connais, internationalistes, mes frères ! Pas de diversion dans les rangs ! »
Le Grand Oral sonnait la fin de l’innocence. Nous avions défilé contre la Loi Devaquet en 1986. Elle voulait instituer la sélection à l’université en France. Pour le Maître -qui n’était pas avare de mots tendres pour la « bande de faux-culs qui avez été triés sur le volet et qui allait passer le Grand Oral sans moufter »-, il était entendu que « la sélection est une honteuse lèpre que les sociétés savent camoufler ». Il fallait le faire habilement, entre rites de passage et accréditations à parler au nom d’un savoir, d’une technique, d’une fonction, d’une légitimité ou d’une légalité. Nous le représentions bien et pouvions témoigner combien les sociétés feignent de combattre la sélection tout en la laissant se propager pour l’élimination plus ou moins consentante des malchanceux. « Les places se grignotent. Le reste est une affaire de fonction publique ! »
Le Maître aimait moquer son propre univers, le domaine de la chose publique, qu’il considérait cependant comme un paradis s’évaporant sous nos yeux, car trop envahi par les herbes folles de la rentabilité immédiate et de la forfanterie à deux balles.
Justement, il y avait dans le jury de mon Grand Oral un nombre écrasant de publicistes, y compris le Maître, qui était des leurs, même si nous le rangions du côté des dissidents magnanimes. Il s’en amusait pour aussitôt protester : « Dissidents, dissidents… Moi, dissident ! la belle affaire ! Si ce con de Lev Davidovitch ne s’était pas appelé Bronstein (Trotski, 1879-1940), s’il avait pensé au prix de la dissidence, aurait-il reçu en récompense de ses loyaux et dissidents services un coup de piolet sur le crâne ? (21 août 1940 à Mexico) Asséné par le libéralisme triomphant ? Non, par ses amis ! Enfin, ceux qui se prétendaient tels. J’adore ces gauchistes à la poigne infernale contre les petits et mollissante devant les puissants… » Devais-je me méfier de mes « amis » ? Du Maître ? Il était présent dans mon Grand Oral et ne me l’avait pas dit. Mais c’est en tanneur insoupçonnable qu’il s’adressa, en président de ce jury-là, au directeur.
« Cher Directeur, le soin de sonner l’assaut vous appartient, selon nos rites. Je vous suivrais en engagé volontaire, mais dégagé des obligations pusillanimes. C’est en tanneurs que nous sommes réunis pour ce potlach particulier au cours duquel nous échangeons des dons eux-mêmes particuliers : des questions contre des réponses. Alors, tannons les cuirs pour élever les esprits ! »
Le directeur opina.
- Candidat Ebodé. Vous avez la parole !
Je lus le sujet, l’extrait d’un texte de Paul Valéry (1871-1945). Je m’élançai, en deux parties et deux sous-parties. Puis, l’on me posa des questions sur le texte. Le Directeur n’intervint pas sur cette première séquence, gardant son air distant et insondable. Il attendait le deuxième acte, portant sur la culture générale. Le Directeur était un homme sec comme une trique et ne souriait jamais. Quand nous eûmes achevé le commentaire de texte, il attaqua par une surprenante question :
- Hier soir, s’est tenue la finale européenne de la Coupe des clubs champions de football. Qu’est-ce qu’un libéro ?
Je crus lire, l’esquisse d’un sourire sur les lèvres du professeur. Il me revint qu’il avait été agréablement surpris.
Je joignis mes doigts, dans l’attitude du parfait chérubin qui a intégré les codes gestuels de l’orateur serein et apprêté. Je répondis en deux points : Un libéro était un joueur à vocation défensive. Il tenait son nom de la liberté dont il jouissait et qui faisait de lui le dernier rempart placé devant le gardien de but. Il était une sorte de général dirigeant sa défense et la faisant remonter en un bloc haut pour mettre les attaquants hors-jeu ou obligeant ses trois autres équipiers, le stoppeur et les latéraux, à pratiquer un marquage strict des attaquants dans un bloc bas. Couper les trajectoires, jaillir au bon moment, couvrir ses latéraux ou son gardien en cas de sortie impérieuse sont les fonctions dévolues au libéro. Il doit aussi se tenir prêt à se muer en premier contre-attaquant quand il récupère un ballon aux attaquants adverses. Son rôle est également de savoir temporiser pour gagner du temps et permettre à son équipe de souffler, de reprendre position et de se réorganiser durant les passages difficiles de son équipe.
- Comment s’appelle le libéro du Bayern ?
- Klaus Augenthaler, Monsieur le directeur !
À ce moment précis, recourir à la stratégie du mulot pour grignoter du temps et du terrain aurait été du plus bel effet. Je ne manquai pas l’occasion, sous le regard ravi du Maître, d’abattre mon jeu de rongeur. J’ajoute, Monsieur le directeur et chers membres du jury, que le joueur dont nous parlons ici, par son sens du placement et de la relance parfaite, rappelle une référence mondiale à ce poste : un autre Allemand, auquel on attribua le surnom impérial de « Kaiser ». Je veux parler de Franz Beckenbauer !
Jacques Bourdon hocha la tête. Il esquissa même un rare sourire, un plissement du coin des lèvres indiquait, pour lui, une forme d’hilarité à son maximum. Il avait eu le même geste de contentement, lorsque l’année précédente, il avait reçu dans son bureau le gardien international, Joseph-Antoine Bell, capitaine de l’Olympique de Marseille en ce temps-là. La star du football venait en effet de délivrer une conférence dont j’avais été l’initiateur et qui était intitulée : « Le football, élément de cohésion national ou source de dysfonctionnement international ? » Le joueur camerounais à la détente de chat, à la langue habile (ses opposants la disaient fourchue) et au ton incisif avait réjoui son auditoire. Je récoltai probablement en partie, à l’occasion de mon Grand Oral, les bénéfices différés de cette conférence.
Il n’y eut pas de relance durant mon Grand Oral sur le sujet du football et le Doyen Debbasch, qui trépignait, se garda d’intervenir. Il trouva l’ouverture sur un bref échange où il fut question de charte fondamentale et de dispositions supra-constitutionnelles. Comparatiste chevronné et conseiller de plusieurs gouvernements africains, le Doyen voulut savoir si j’avais à proposer un exemple africain. J’évoquai la Charte du Mandé, datant du 13ᵉ siècle (de 1222 pour les uns, de 1236 pour d’autres), adoptée à Kourougan-Fouga sous le règne de Soundiata Keita (1190-1255). Il ne dépendait du législateur africain d’introduire tout ou partie des dispositions de cette charte comme dispositions dans un préambule pour en donner une valeur supra-constitutionnelle.
Puis vint la petite adresse, à la fois mâtinée de culot et de sincérité pour remercier l’institution :
« Monsieur le Directeur, Madame, Messieurs les professeurs,
Je vous dois une confession : C’est ici que s’achève l’innocence. Je ne serais plus le même homme en quittant cet établissement que celui qui y est entré il y a trois ans. Je dois des excuses au Professeur Etienne Wolkovitch, qui déplora tant mes absences, mais ne sut rien du travail de manœuvrier au port de Marseille où l’étudiant non-boursier que je suis a tiré quelques précieux revenus pour vivre. La géopolitique, son champ et sa discipline, a été l’une des branches les plus novatrices que j’ai découvertes ici après l’anthropologie politique. Elle examine, sous l’angle des relations internationales, un monde soumis aux irrégularités en raison de la déraison des nations ou de l’orgueil et à l’orgueil des puissants. J’ai appris à désapprendre, sauf dans ce domaine où la règle est précisément l’absence de règle.
C’est donc ici et sous votre haute autorité scientifique et pédagogique que s’achève ce que je qualifie d’innocence. Je veux dire de simple discours sur le monde. Il est plus complexe qu’il n’en a l’air. Le texte que j’ai eu à examiner devant vous s’ouvrait par la célèbre citation de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ! » Les guerres de notre Vingtième siècle, riche en destructions et généreux en calamités, ont laissé un monde en lambeaux dont le chaos atomique a décuplé la perspective inégalée de la puissance de destruction et des limites de la technologie. Volonté de puissance et appareil de néantisation du monde par la fission nucléaire participent de notre hypothèque en tant qu’humains, en tant que civilisations, c’est-à-dire construction documentée de savoirs, de savoir-être réalisés comme mécanismes plus ou moins conscients de la mutualisation de données intelligibles. Bref, la question de la grande vulnérabilité posée par l’homme de Sète, Paul Valéry, montre combien le temps nous est compté et combien l’espace, malgré son expansion continue selon les physiciens, demeure sous la menace d’une inconséquence majeure. Elle repose précisément sur la géopolitique et son corollaire, la géostratégie globale de notre écosystème. La question est donc celle de la responsabilité non d’un seul ou d’un groupe de superpuissances, mais de ce « Nous » collectif qu’interpelle Paul Valéry. En d’autres termes, la préparation à la décision est tout aussi importante que la décision elle-même. Lorsque je franchirai le seuil de cet établissement, j’aurai à préparer ou à prendre des décisions. Cette préparation et cette prise de décision potentielle caractérisent précisément la fin d’un cycle. La sortie de l’innocence. J’en éprouve une nostalgie semblable à celle qu’évoque Mircea Eliade pour le paradis perdu. L’avenir ne l’est point, si nous le construisons selon une approche collective, sans les hiérarchies cousues par les sociétés à haute cadence technologique, mais avec la volonté des apports de tous pour traverser ensemble les bourrasques des temps hostiles.
L’existence, prétendait ma mère, n’est ni un concours de beauté ni une course de bontés. Elle est saut d’obstacles plus ou moins brutaux à franchir. Vous m’avez permis de l’expérimenter, sans le brutalisme auquel est soumis l’ouvrier ou le forçat, et je conserverai de ce lieu, de mes professeurs en général et singulièrement du Maître en particulier, une gratitude aux mailles tenues et inusables. »
Mes tempes gouttelaient sous le béret. Sous les aisselles de mon boubou bleu-roi, revêtu pour marquer la solennité du moment, des auréoles de transpiration trahissaient mon émoi. Derrière le sourire du Maître, pétillait le signe que la stratégie avait été suivie et la mission accomplie.
Notre soldatesque triompha. Nous avons organisé une belle troisième mi-temps et célébré en chantant nos réussites. Loin d’Aix-en-Provence, sous de Tristes tropiques (Plon, 1955), comme disait Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Mère pleura en recevant le diplôme. Mais ceci est une autre histoire…
*Universitaire camerounais, écrivain,
Administrateur de la Chaire des Littératures et des Arts africains
de l’Académie du Royaume du Maroc.