Désensauvager les esprits

Par Eugène Ébodé*

Universitaire, panafricaniste, ce Camerounais d’origine, écrivain à succès de chez Gallimard, vient de publier « Habiller le ciel », son nouveau roman. Administrateur de la Chaire des Littératures et des Arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc, créée par le Secrétaire perpétuel, Abdeljalil Lahjomri, dans l’optique de promouvoir le patrimoine culturel, historique et artistique du berceau de l’humanité via la recherche, il est de retour dans son continent natal après avoir passé une quarantaine d’années en Europe. Un retour sur fond de souvenirs qu’il a bien accepté de partager chaque premier vendredi du mois. Dans cette troisième chronique mensuelle en co-publication newsafrica24.fr et Quid.ma, il revient sur un moment important de sa vie d’étudiant, avec l’admission au concours de Science-po à Aix-en-Provence et la rencontre avec un enseignant atypique.

Chez le dramaturge Michel Ndaot, à Libreville, au Gabon

Les résultats d’entrée au concours de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence étaient tombés un lundi de l’année 1985, au bout d’un interminable week-end. Mon frère aîné, Éric, chez qui je résidais à Marignane, dans le sud de la France, m’avait accompagné à Aix-les-Mille, dans une zone industrielle où s’étendaient de vastes hangars et les locaux abritant des salles réservées aux divers concours et examens de recrutements dans les grandes écoles. J’étais anxieux. En m’avançant vers la liste des reçus protégée par une vitrine, j’eus une pensée pour les refusés et je faillis rebrousser chemin. La peur de l’échec tétanise. Mon cerveau s’embruma. Des idées m’envahirent. L’une s’imposa : À quoi rimaient ces épreuves de sélection ? Et pourquoi accepter celui-ci et refuser celle-là ? Hein ? Était-ce tolérable de prendre les gens pour des crabes ou des tomates qu’on trie, soupèse, accepte ou rejette ? « Arrête de trembler et va lire ! » La voix intérieure est implacable et rude. C’est le cri de victoire de mon frère qui mit un terme à mes angoisses : « Tu es le meilleur, tu vas les pulvériser ! Hosannah ! Ton nom est là ! » Mon frère a toujours eu la joie exubérante. Je faillis rentrer sous terre, car nous n’étions pas seuls. Au lieu de cela, mon frère me souleva de terre et il me brandit tel un trophée, la moustache frémissante et qu’il portait à la Lech Wałęsa, imitant l’ancien syndicaliste des chantiers navals de Gdansk devenu en 1990 président de la Pologne ! Dans la foule, des jeunes gens entourés de grands-parents aux tempes grises, venus consulter les résultats, nous lancèrent des regards ahuris. Nous bousculâmes certainement quelques personnes, à moins que, d’elles-mêmes, devant Éric la bourrasque, elles ne s’écartèrent pour éviter le tourbillonnant derviche tourneur qu’était mon frère.

« Tu es le meilleur ! », clamait mon frère.

  • Chuuut ! Je ne supportais pas cette exhibition.
  • Jamais, il faut leur déboucher les oreilles avant le Champagne !
  • Chuut !

Je me sentis mal à l’aise à tourbillonner ainsi à Aix-les-Mille.

  • Hé, on n’a pas gagné des millions ! 
  • C’est tout comme ! Tu es le meilleur ! bebela ! Ô Cameroun, berceau de nos ancêtres !… »

Mon frère entonna l’hymne national, gonflé à l’hélium de la fierté tapageuse. Il tenait absolument à annoncer à la terre entière, à la manière des crieurs de nouvelles de la Grèce antique, qu’un « Grand n’est pas un petit, hein ? Tu es sur l’Olympe, frangin ! C’est clair ! »… Oh, il me semble bien que nombre de visages flous qui tournoyaient sous mon regard médusé pensaient combien sont décidément « incorrigibles, bruyants, gonflants et provocateurs, ces Africains ! » Nous abandonnâmes ces gens, que mon frère nomma « les grincheux, hein, les coincés, hein, les empêcheurs de quoi même ? De festoyer ! »

            Nous filâmes faire la fête à Marignane. À trois : Éric, ma belle-sœur et moi !

            Arriva la rentrée des classes en octobre ! On nous parla très vite d’un « professeur pas comme les autres » : Bruno Etienne ! 

            Il était taillé comme un géant et devait mesurer le double-mètre. Blond, le regard vif derrière des lunettes rondes, le teint hâlé du voyageur de retour des Tropiques, il avait l’allure d’un athlète et son cours était ébouriffant. Du reste, il ne s’asseyait jamais dans l’attitude respectable du professeur. Il pouvait tout aussi bien se tenir à califourchon sur sa chaise comme s’il chevauchait un dromadaire, ou dans la position d’un pilote manœuvrant un avion en détresse au milieu d’un ouragan. « Nous sommes ici pour saisir le moment où s’achève l’innocence ! »

Certaines fois, il arpentait l’estrade, un papier à la main, mais qu’il ne lisait pas, dans lequel il avait jeté quelques notes sur le cours d’anthropologie politique, « cette discipline que j’ai créée pour vous emmerder, ou plus exactement, pour vous éviter de gamberger quand on vous dit : voici un ministre ! Voici un prélat ou un membre de la Chambre ! Vous les considérerez comme du personnel égaré dans un lieu indéterminé où les acteurs côtoient le pouvoir (d’en haut comme d’en bas) et croient dominer autre chose que leur envie d’aller pisser ! » Des rares fois, ce savant qui n’hésitait pas à hurler, nous enseignait l’usage bénéfique de la position du lotus. C’est en bouddha qu’il parlait, zen, le cours prenant un ton lent, apaisé. Il lisait alors posément une citation de Mauss, convoquait Max Weber, exposait le travail des précurseurs, notamment Lewis Henry Morgan, pour nous initier à l’approche comparatiste en sciences humaines et signaler l’importance des imaginaires -surtout iroquois- ; il introduisait Platon, tiré de sa caverne, pour nous sustenter et nous éclairer avec ses allégories derrière lesquelles « somnole le sage, la main dans la culotte du zouave… »

La plupart du temps, Bruno Etienne était à l’abordage, en flibustier de la pensée, arraisonnant le prêt-à-penser et fustigeant ses adversaires qui distribuaient de la fausse monnaie intellectuelle dans un « microcosme réduit au prêt-à-porter ». Il nous pressait d’emprunter les sentiers de la controverse et de la riposte graduée : « D’où parles-tu, camarade ? La question fondamentale ! Vous devrez toujours savoir le lieu à partir duquel s’exprime une parole. Est-ce un lieu hanté ou un espace habitable ? Quel en est l’architecte ou l’épouvantail ? Questions capitales. Alors, dans ces lieux, déplacez-vous en sachant repérer où habite le chrétien, le crétin, le musulman, l’animiste, le juif, le mufti, le bouddhiste, le clown ou, mes enfants, l’agnostique croyant, la catégorie dans laquelle je me range, puisque je suis franc et maçon ! »

  Dès le premier cours, le lien fut scellé entre nous. Il me demanda le nom du territoire des Ancêtres. Je le lui donnai.

« Le Cameroun ? Je n’y ai jamais mis les pieds ! Heureux pays, n’est-ce pas ?

– Qui s’ignore, Maître !

– Comment ? Qu’est-ce que tu as dit ?

– Maître !

– Ah, on voit que tu as une formation solide.

– Les Jésuites !

– Ces forbans ! Je rigole. il faut qu’on reparle de ton pays !

Puis, avisant un Doyen, le juriste Charles Debbasch, qui passait par là, il le retint par la manche et m’appela. Dis à cet immense professeur comment tu m’appelles !

« Maître ! »

  • Enfin, cher Doyen, voici un étudiant qui a rapidement compris, n’est-ce pas ?
  • Sans nul doute, répliqua le constitutionnaliste en s’éloignant, un sourire affairé vissé aux lèvres.

L’amphithéâtre, le grand amphithéâtre du premier étage de l’Institut, était toujours bondé durant les cours du professeur Bruno Etienne. Il nous a entretenu de l’un des héros qu’il vénérait, l’Émir Abdelkader, qu’il nommait « le magnanime ». Notre volcanique professeur parlait de cet homme à la fois savant, politique et religieux avec respect et admiration. Il évoquait son statut de coopérant en Algérie, ne manquait pas l’occasion de dire que la vie personnelle et intime avait à voir avec les choix décisifs d’une carrière et même de la position de tout penseur qui se respecte. « Ma femme est pied-noire ! Et comme je l’adore, j’ai aussi embrassé l’Algérie, mais pas les fachos qui ont cru y planter un drapeau ! » Elle était discrète autant il était volubile. Enseignante aussi à Sciences-po, la littérature était son champ et Camus, son écrivain fétiche. « Il a dit quelques âneries, mais c’est un honnête enfant de la Mère… pour la patrie universelle, c’est autre chose ! » Nous avons eu des conversations sur l’Afrique du Nord, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, l’Égypte, des pays où il avait enseigné et dont il suivait l’actualité, traquant les mouvements sociaux, analysant la poussée ou le réveil identitaire d’un islam offensif. Du haut de son Observatoire du religieux, descendirent les premières et avant-gardistes réflexions sur l’Islam radical. Il en sortit un livre en 1987. Ses cours devinrent encore plus bondés et plus électriques. Il ferraillait avec la « barbouzerie » de la République, apostrophait les filles qui étaient à Sciences-po par stratégie matrimoniale : « Oui, je sais, vos mamans n’attendent pas le diplôme de sortie, mais le mari nanti ! Il est possible qu’il soit ferré ici, parmi les cravatés, parmi ces étudiants qui me mettent dans une rogne pas possible. Je vous vois !  Vous qui êtes ici pour préparer l’E.N.A (il détachait chaque lettre de l’acronyme) et d’autres places fortes de la République où papa a fait son trou et où le fils va agrandir la niche !… Bourdieu et Passeron l’ont dit, avant de s’enguirlander puis de s’embrouiller, mais cela est une autre affaire !… La reproduction des élites est une chose sérieuse en France, la fille aînée de l’Église ! Quelle Église ? Celle des sangsues ! Celle qui croit dur comme fer au capital culturel et aux héritages à conserver dans le même giron… Mais les filles, ne soyez pas dupes, ouvrez les yeux… Sur le Cameroun par exemple !… (je me tassais sur le banc, un condisciple, l’ami Jean-Philippe Belleau, actuellement anthropologue à Boston University, me mettait dans les flancs des coups de coude.) J’aurais tout aussi bien pu dire le Botswana ou le Zambèze, bande de couillons écarlates que la jalousie éparpille… »

Comme je m’arrangeais toujours à occuper les premiers bancs, j’ai parfois eu chaud pendant les cours du Maître, moi qui me tenais dans son viseur, côté gauche, celui de l’œil valide. Je ne notais rien sur ma feuille. Seules quelques phrases et citations en trois ans. Cela le réjouissait. « Il n’y a que ces cons de scribes bourgeois qui consignent tout !… Logique de marchands », grinçait le professeur. Souvent, il avisait des mouvements dans l’auditoire, et c’était assez pour l’enflammer. Même l’absence de mouvement pouvait tout d’un coup l’inquiéter. Il prenait feu, dégoupillait une grenade imaginaire qu’il balançait dans l’amphithéâtre. D’un bond, remontant les manches de sa chemise, il explosait :

« Que le premier courageux s’avance ! Je suis ceinture noire de karaté, quatrième dan de l’école Shito Ryu. Je m’adresse aux avortons de la bourgeoisie qui sont dans cette salle et que ma parole insupporte. Je suis agrégé dans une discipline, la science politique, dont je rappelle aux petits moinillons en attente de pitance et qui veulent prendre des notes comme des gratte-papiers, de futurs peigne-culs, que l’agrégation a été une bataille homérique et je l’ai emporté à la hussarde ! Je vous la raconterai quand vous aurez fini de me regarder comme si j’étais un aigle vorace descendu du ciel pour emporter vos lingots d’or, surtout vous, oui, vous, là-bas, au fond de la salle, oui, vous, l’encravaté, et ne me prenez pas pour un aveugle, car ça va barder !… Je vous prends en individuel, un contre un, ou en groupes, bandes de petits cons de bourgeois, pour un affrontement à mains nues dès la fin du cours ou maintenant, j’en ai marre de vos murmures, petits cons de bourgeois !… On m’écoute, on n’est pas obligé de noter. On pose le stylo et on ouvre le cerveau à la gronderie du monde. Pour quoi faire ? Pas pour renifler l’oseille, mais pour se désensauvager l’esprit ! La question est bien celle-là : Comment faire, camarades, pour désensauvager les esprits dans un univers de la servilité galopante ? Ma parole, quelle République de rentiers allons-nous laisser à Marianne ? Je ne parle pas d’une salope, mais d’une putain respectueuse comme a dit l’autre en clignant de l’œil vers les Amériques… »

Après Sciences Po, j’ai poursuivi les échanges avec celui qui aimait rappeler : « Je suis Juif avec les Juifs, Musulman avec les Musulmans, Chrétiens avec les Chrétiens, Bouddhistes avec les Bouddhistes, mais pas con avec les cons ». Parfois, durant nos conversations, il lui était arrivé de regretter, sur un ton affable qui n’était plus celui du pourfendeur des bourgeois, mon choix pour les lettres et non pour la sociologie. Il avait sa préférence : « Celle qui recadre, dévoile et vend la mèche. Qui se moque des voiles qui voilent un médiocre discours… »

Il me revient la dernière fois que je l’ai revu à Sciences-po, sur le théâtre de ses exploits. Le Maître était affaibli et traînait avec le sourire sa carcasse et une morsure en phase terminale. Nous n’avions que des souvenirs sympathiques à partager. L’institut d’Études Politiques lui rendait hommage, saluait avant son départ un géant grignoté. Ce ne fut pas le légendaire amphithéâtre du premier étage qui nous rassembla, où résonnent encore ses diatribes, ses exhortations, ses piques, ses ruades contre la bêtise, le projet patrimonial et le réductionnisme. Ce fut un nouvel amphithéâtre, un ancien couvent creusé dans la roche, qui se situait dans une sorte d’entresol, à l’Institut, qui nous accueillit et nous y fixâmes l’ultime souvenir dans la craie blanche et dans le tableau noir des élévations. Des condisciples ameutés avaient préparé l’éloge : Franck Frégosi, un peu raide, trop ému, et l’ami Raphaël Liogier, silencieux (pour une fois), philosophe, toujours prodigieux et anthropologue des transitions, il était pensif. Était descendu de Paris Gilles Keppel avec son air trop enveloppé de mystères ou de sérieux, et, serrés les uns contre les autres, des professeurs de la génération du Maître, aux cheveux très blancs ou aux crânes tout lisses comme des œufs de caille, portaient autour de nous des regards embués de nostalgie. Il flottait un insupportable parfum d’adieu. Bruno, Etienne et moi avions reparlé de la littérature, « cette belle cruauté » puis, pour rire, nous avons exhumé le souvenir de mon Grand Oral, bref, le souvenir de ce moment où s’évanouit l’innocence…

* Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains,
Académie du Royaume du Maroc

15 thoughts on “CHRONIQUE”
  1. L’excellence est ce détour littéraire qui vous surprend lorsque vous avez fini d’écouter ce qui est écrit. Et de revenir à la réalité, comme si vous étiez présent dans le même amphithéâtre à côté du narrateur.

  2. J’ajoute simplement que le fameux Eric dont parle le narrateur, c’est moi. Celui qui, longtemps avant Bruno Étienne, savait déjà qu’il sera sur les traces de son Maitre.

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