Artiste d’origine camerounaise, né à Douala, sur les berges du Wouri, acteur, metteur en scène, réalisateur, auteur et homme politique, il a été le premier noir à être nommé ministre au Canada, en 2012, où il vit depuis 1996. Pour son retour au pays natal, comme invité d’honneur à la 14è session du Ciné-Club N’kah( du 22 au 25 septembre 2023 à Yaoundé), cinq ans après avoir accompagné sa maman à sa dernière demeure, en 2018, il a bien voulu nous accorder un peu de son précieux temps. Dans cet entretien exclusif, Maka Kotto évoque son parcours, le cinéma africain, la société, la politique et adresse un message à la jeunesse du Cameroun qui est aussi celle de l’Afrique. Rafraîchissant!

Vous êtes l’un des invités d’honneur de la 14è session su Ciné-Club N’kah, qui se déroulera du 22 au 25 septembre à Yaoundé, la capitale du Cameroun, votre pays d’origine. Quel sentiment vous anime au moment d’effectuer ce retour, même de quelques jours, au pays natal ?

Cela fait cinq ans, depuis le triste événement du décès de ma mère en 2018, que je n’ai pas foulé la terre camerounaise. Chaque retour au pays natal est pour moi un voyage émotionnel intense. Le Cameroun, avec ses rues animées, ses chants mélodieux, ses odeurs familières, n’est pas seulement l’endroit où j’ai grandi, mais c’est également là où les fondements de ma passion pour l’art ont été posés.

En remettant pied au Cameroun pour ce festival, je ressentirai certainement une émotion ambivalente. D’une part, la nostalgie prendra le dessus, une sorte de douce mélancolie qui rappellera les souvenirs de mon enfance, les éclats de rire avec mes amis d’enfance et les moments passés avec ma famille. D’autre part, ce sera un sentiment d’excitation et d’anticipation, car je serai là-bas pour célébrer l’art cinématographique, une de mes plus grandes passions. La 14è session du Ciné-Club N’kah est une plateforme exceptionnelle qui permet aux talents de briller, et être invité d’honneur est un privilège que je n’aurais jamais imaginé. Alors je dis : Merci à la réalisatrice Mary Noël Niba !

Quand j’ai lu la programmation de l’acte 14 du Ciné-Club N’kah et que j’ai vu votre nom et celui de Cheick Doukouré comme intervenants, j’ai immédiatement décroché mon téléphone et appelé la réalisatrice Mary Noël Niba, pour qui j’ai beaucoup de respect, pas seulement parce qu’elle promeut cet évènement, mais surtout pour son travail de cinéaste. Je lui ai demandé comment elle a fait pour avoir deux monstres sacrés africains du cinéma dans un même rendez-vous. Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter son invitation ?

Tout d’abord, merci pour le compliment. Il est toujours touchant d’être reconnu et apprécié pour son travail, surtout quand on est mentionné aux côtés d’une icône comme Cheick Doukouré. Ce qui m’a incité à accepter l’invitation de la réalisatrice Mary Noël Niba est multiple. D’abord, il y a un respect mutuel entre Mary et moi. Son dévouement pour le cinéma africain m’a impressionné. Sa vision est à la fois contemporaine et ancrée dans notre patrimoine, ce qui fait d’elle une promotrice exceptionnelle.

Ensuite, le Ciné-Club N’kah n’est pas un événement ordinaire. Il s’agit d’un espace où la créativité africaine est célébrée et mise en avant, où les talents africains sont encouragés et où l’art cinématographique est discuté dans toute sa splendeur. Participer à cet événement, c’était pour moi l’opportunité de redonner à la communauté qui m’a tant apporté et de partager mes expériences et connaissances avec la nouvelle génération d’artistes.

Enfin, le fait d’être invité à côté de Cheick Doukouré, avec qui j’ai partagé tant de moments mémorables dans le monde du cinéma, était la cerise sur le gâteau. Sa présence, ainsi que la vision de Mary, m’ont assuré que cet événement serait non seulement enrichissant, mais également mémorable. C’était une occasion que je ne devais tout simplement pas manquer.

« J’ai quitté le droit et les sciences politiques non pas parce qu’ils ne m’intéressaient pas, mais parce que j’ai senti que je pouvais faire plus, être plus, à travers les arts»

Quand je parle de vous comme d’un monstre sacré, vous l’êtes bien au-delà du cinéma. Vous avez interrompu vos études en droit à l’université de Nanterre et en Sciences politique, à Bordeaux, en France pour assumer votre rêve et vivre votre passion: les arts… Vous êtes diplômé du Conservatoire libre du cinéma de l’École Florent à Paris, comédien, puis enseignant, vous vous installez en 1990 à Québec, puis à Montréal. En 1996, vous devenez canadien et embrassez la politique comme membre du Parti québécois (PQ). Vous êtes le premier africain élu député fédéral en 2004, au niveau de la Confédération canadienne, sous l’étiquette Bloc québécois, formation souverainiste à la Chambre des communes d’Ottawa, et premier Noir à être nommé en septembre 2012, ministre de la Culture et des Communications au Canada. Comment expliquez-vous ce parcours hors du commun ?

Votre question me pousse à réfléchir à une aventure qui a été tout sauf linéaire. Si on m’avait dit il y a quarante ans que je franchirais tous ces jalons, j’aurais probablement souri avec incrédulité. D’abord, je dois dire que chaque étape de mon parcours a été guidée par une profonde passion et un désir insatiable de contribuer positivement à la société. J’ai quitté le droit et les sciences politiques non pas parce qu’ils ne m’intéressaient pas, mais parce que j’ai senti que je pouvais faire plus, être plus, à travers les arts. Cela a été la première grande bifurcation dans mon trajet de vie, et elle m’a mené notamment à l’École Florent, où j’ai véritablement commencé à comprendre le pouvoir de la narration et du spectacle pour affecter le changement. Je suis ensuite arrivé au Canada à un moment très particulier, celui de la montée du mouvement souverainiste au Québec. Vivre ce moment m’a offert une plateforme pour réconcilier mes deux grandes passions : l’art et la politique. Ma décision d’embrasser la politique, et en particulier le Parti québécois, a été le résultat d’un mélange entre mon désir de représenter les voix souvent marginalisées et ma propre vision d’un Québec plus inclusifs et libre. Mon élection en tant que premier souverainiste africain député fédéral et plus tard en tant que ministre de la Culture et des Communications ne sont pas seulement des accomplissements personnels, mais je les vois aussi comme des victoires pour chaque personne qui n’a jamais senti que son origine, sa couleur de peau, ou son accent étaient des barrières insurmontables. Ces étapes témoignent du progrès, même s’il reste encore beaucoup à faire. Je crois que mon parcours s’explique par une combinaison de travail acharné, de circonstances favorables et de la volonté d’agir selon mes convictions, même lorsque le chemin était incertain ou difficile. Et bien sûr, je dois beaucoup à celles et ceux qui m’ont soutenu tout au long de cette aventure: ma famille, mes mentors, et même les critiques qui ont sans doute nourri ma détermination. En résumé, je dirais que ce parcours n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un engagement indéfectible envers la quête d’excellence, la justice sociale et la volonté de laisser une empreinte durable.

« Il y a aussi un besoin crucial de politiques qui soutiennent la production cinématographique locale, la formation des talents et la création de marchés viables pour le cinéma africain »

Vous êtes un pion essentiel de l’échiquier mondial du 7è art. Quel regard portez-vous sur le cinéma africain aujourd’hui, en matière d’histoires portées sur le petit et le grand écran comme pour ce qui concerne la promotion des œuvres cinématographiques, dans un continent où allez au cinéma est devenu un luxe du fait de la rareté des salles ?

Le cinéma africain est en croissance, et ce mouvement est à la fois exaltant et chargé de défis. Sur le plan de la narration, je suis profondément impressionné et ému par la richesse et la diversité des histoires que les cinéastes africains choisissent de raconter aujourd’hui. Les œuvres actuelles ne se contentent pas de peindre un tableau folklorique ou exotique de l’Afrique. Elles explorent la complexité de nos sociétés, abordent des thèmes audacieux, questionnent notre histoire et imaginent notre futur. Elles sont le reflet de notre réalité, tout en remettant en question les stéréotypes et les perceptions occidentales du continent. Néanmoins, en matière de promotion et de distribution, il est indéniable que l’Afrique fait face à des défis monumentaux. La fermeture de salles de cinéma et la rareté des infrastructures dédiées rendent l’expérience cinématographique inaccessible à de nombreux Africains. C’est un paradoxe douloureux: alors que nous produisons certaines des œuvres cinématographiques les plus vibrantes au monde, un grand nombre de nos compatriotes n’ont pas l’opportunité de les voir. Cependant, je vois aussi des opportunités dans ce paysage. Les plateformes numériques et de streaming offrent de nouvelles avenues pour distribuer le cinéma africain, non seulement sur le continent, mais aussi à l’échelle mondiale. Ces plateformes peuvent potentiellement permettre à un public plus large d’accéder à nos histoires. Mais cela ne remplace pas l’expérience collective du cinéma, l’acte de se rassembler dans une salle obscure pour partager une histoire. Pour cela, il est impératif que les gouvernements, les institutions privées et les acteurs culturels s’unissent pour réinvestir dans les infrastructures cinématographiques. Il y a aussi un besoin crucial de politiques qui soutiennent la production cinématographique locale, la formation des talents et la création de marchés viables pour le cinéma africain. En somme, bien que le cinéma africain soit à un moment pivot, empli de promesses et d’opportunités, il est impératif de reconnaître et de surmonter les défis auxquels il est confronté. Cela nécessite une vision commune, des investissements stratégiques et une croyance inébranlable en la puissance des histoires que nous avons à raconter.

Vous avez été ministre de la Culture et des Communications du Québec au Canada.  Comment expliquez le fait que la culture, et spécifiquement le cinéma, est considérée généralement dans le monde comme le parent pauvre des budgets des gouvernements et comment faire pour changer cette donne ?

C’est une question qui, à mon avis, touche à la fois aux valeurs sociétales et aux priorités économiques. Premièrement, il est souvent difficile pour les gouvernements de quantifier la valeur directe de la culture et du cinéma en termes financiers, surtout à court terme. Contrairement à d’autres secteurs tels que l’infrastructure, la santé ou l’éducation, les retours sur investissement dans le domaine culturel ne sont pas toujours immédiats ni facilement mesurables. De plus, la culture, bien que fondamentale pour l’identité et la cohésion d’une nation, ne présente pas toujours les mêmes urgences tangibles que, disons, un hôpital, une école ou une route. Cependant, cette perception est réductrice. La culture, et en particulier le cinéma, génère une richesse non seulement économique, mais aussi sociale. Elle favorise la cohésion sociale, nourrit l’identité nationale, et renforce le « soft power » d’une nation à l’étranger. Le cinéma, par exemple, est un export majeur pour des pays comme les États-Unis ou la France, non seulement en termes de revenus, mais aussi d’influence culturelle.

Pour changer cette donne, quelques étapes essentielles doivent être prises :

– L’Éducation et la sensibilisation : Il est crucial d’éduquer à la fois le public et les décideurs sur la valeur intrinsèque et tangible de la culture. Les arts ne sont pas seulement un divertissement; ils sont le reflet, le cœur et l’âme d’une société.

– La création d’indicateurs culturels : Plutôt que de se fier uniquement aux indicateurs économiques traditionnels, les gouvernements devraient développer des indicateurs qui mesurent l’impact culturel, social et même économique des investissements dans le domaine de la culture.

– Des investissements stratégiques : Investir dans la culture ne signifie pas simplement allouer des fonds. Cela signifie aussi investir dans la formation, la recherche, les infrastructures et la création de marchés viables pour la culture.

– Des partenariats public-privé : Encourager le secteur privé à investir dans la culture en offrant des incitatifs, des partenariats ou des initiatives conjointes peut également être une solution pour augmenter le financement.

– Le positionnement de la culture comme moteur économique : Il est essentiel de reconnaître et de promouvoir le rôle du cinéma et de la culture en tant que secteurs d’emploi, sources de tourisme et exportateurs de soft power.

En fin de compte, pour véritablement changer la façon dont la culture est perçue et financée, nous devons changer notre conception même de la valeur. La culture n’est pas un luxe; c’est une nécessité, et il est temps que les budgets gouvernementaux le reflètent.

« L’énorme jeunesse démographique de l’Afrique est à la fois une occasion sans précédent et un défi considérable »

L’Afrique est le continent le plus jeune au monde sur le plan démographique avec 70% de la population âgée de moins de 25 ans. En quoi cette réalité peut-elle être une chance pour l’avenir du berceau de l’humanité ou au contraire une véritable bombe à retardement ? Quel message avez-vous à l’adresse de cette jeunesse que vous allez rencontrer ici au Cameroun, l’Afrique en miniature, durant cette 14è édition du Ciné-Club N’kah?

L’énorme jeunesse démographique de l’Afrique est à la fois une occasion sans précédent et un défi considérable.

Voici les opportunités:

– L’innovation et la créativité : La jeunesse est souvent synonyme de nouveauté, d’invention et de remise en question des normes établies. Cela signifie que l’Afrique a le potentiel de devenir un incubateur mondial d’idées novatrices, que ce soit dans le domaine de la technologie, de l’art ou de la science.

– Une main-d’œuvre potentielle : Avec une formation et des opportunités appropriées, cette population jeune peut alimenter une croissance économique robuste, transformant l’Afrique en une force économique majeure à l’échelle mondiale.

– Des changements sociopolitiques : Les jeunes générations ont le pouvoir de remodeler le paysage politique et social, poussant vers des réformes, la démocratie et la justice sociale.

Et voilà les défis:

– Le manque d’opportunités : Si les jeunes ne sont pas dotés des compétences nécessaires et ne sont pas intégrés dans le tissu économique, cela peut conduire à un chômage massif, à la frustration et au désenchantement.

– Les pressions sociales : Une population jeune sans les ressources et les infrastructures nécessaires pour soutenir leur éducation, leur santé et leur bien-être peut mener à des crises sociales.

– Les risques politiques : Dans des contextes où la gouvernance est fragile, une jeunesse frustrée et désenchantée peut être plus encline à être cooptée par des groupes radicaux ou à s’engager dans des activités illégales.

Mon message à la jeunesse:

« Lors de cette 14è édition du Ciné-Club N’kah, je tiens à vous dire que vous êtes l’avenir non seulement de ce continent, mais du monde entier. Les défis auxquels vous êtes confrontés sont réels, mais ne laissez jamais ces obstacles éclipser votre potentiel et votre énergie. Votre jeunesse n’est pas une faiblesse, c’est votre plus grande force. Investissez en vous-mêmes, éduquez-vous, recherchez des opportunités et n’hésitez pas à créer ces opportunités lorsque vous ne les trouvez pas. Vous avez le pouvoir non seulement de transformer l’Afrique, mais de façonner le cours de l’histoire mondiale. Croyez en vous, restez unis, et poursuivez toujours l’excellence, l’intégrité et la solidarité. Votre temps est maintenant. »

Mené par Jean-Célestin EDJANGUÉ

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